Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sont si libérales. Mon maître, repris-je, est aussi fort doux ; il se familiarise avec moi, et me traite comme son égal plutôt que comme son laquais : en un mot, c’est le meilleur de tous les humains ; et sur ce pied-là nous sommes, vous et moi, beaucoup mieux que nous n’étions chez nos comédiennes. Mille fois mieux, repartit Béatrix ; je menais une vie tumultueuse, au lieu que je vis présentement dans la retraite. Il ne vient pas d’autre homme ici que le seigneur don Gonzale. Je ne verrai que vous dans ma solitude, et j’en suis bien aise. Il y a longtemps que j’ai de l’affection pour vous ; et j’ai plus d’une fois envié le bonheur de Laure de vous avoir pour ami ; mais enfin j’espère que je ne serai pas moins heureuse qu’elle. Si je n’ai pas sa jeunesse et sa beauté, en récompense, je hais la coquetterie, ce que les hommes ne sauraient assez payer ; je suis une tourterelle pour la fidélité.

Comme la bonne Béatrix était une de ces personnes qui sont obligées d’offrir leurs faveurs, parce qu’on ne les leur demanderait pas, je ne fus nullement tenté de profiter de ses avances. Je ne voulus pas pourtant qu’elle s’aperçût que je la méprisais, et même j’eus la politesse de lui parler de manière qu’elle ne perdît pas toute espérance de m’engager à l’aimer. Je m’imaginai donc que j’avais fait la conquête d’une vieille suivante, et je me trompai encore dans cette occasion. La soubrette n’en usait pas ainsi avec moi seulement pour mes beaux yeux : son dessein était de m’inspirer de l’amour pour me mettre dans les intérêts de sa maîtresse, pour qui elle se sentait si zélée, qu’elle ne s’embarrassait point de ce qu’il lui en coûterait pour la servir. Je reconnus mon erreur dès le lendemain matin, que je portai, de la part de mon maître, un billet doux à Eufrasie. Cette dame me fit un accueil gracieux, me dit mille choses obligeantes, et la femme de chambre aussi s’en mêla. L’une admirait ma physionomie ; l’autre me trouvait un air de sagesse et de prudence. À les enten-