Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/325

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vieillesse, et qui meurent chargées des dépouilles de deux ou trois générations.

Je ne me contentais pas d’aller tous les soirs avec mon maître chez Eufrasie ; j’y allais quelquefois tout seul pendant le jour, et je m’attendais toujours à trouver dans cette maison quelque jeune galant caché ; mais à quelque heure que j’y entrasse, je n’y rencontrais jamais d’homme, pas même de femme d’un air équivoque. Je n’y découvrais pas la moindre trace d’infidélité ; ce qui ne m’étonnait pas peu : car, quoique Béatrix m’eût assuré que sa maîtresse ne recevait aucune visite masculine, je ne pouvais penser qu’une si jolie dame fût exactement fidèle à don Gonzale. En quoi certes, je ne faisais pas un jugement téméraire ; et la belle Eufrasie, comme vous le verrez bientôt, pour attendre plus patiemment la succession de mon maître, s’était pourvue d’un amant plus convenable à une femme de son âge.

Un matin, je portais à mon ordinaire un billet doux à la princesse. J’aperçus, tandis que j’étais dans sa chambre, les pieds d’un homme caché derrière une tapisserie. Je me gardai bien de faire connaître que je les voyais, et, sitôt que j’eus fait ma commission, je sortis sans faire semblant de les avoir remarqués : mais, quoique cet objet dût peu me surprendre, et que la chose ne roulât pas sur mon compte, je ne laissai pas d’en être fort ému. Ah ! perfide, disais-je avec indignation, scélérate Eufrasie ! tu n’es pas satisfaite d’en imposer à un bon vieillard en lui persuadant que tu l’aimes ; il faut que tu te livres à un autre, pour mettre le comble à ta trahison ! Que j’étais fat, quand j’y pense, de raisonner de la sorte ! il fallait plutôt rire de cette aventure, et la regarder comme une compensation des ennuis et des langueurs qu’il y avait dans le commerce de mon maître. J’aurais du moins mieux fait de n’en dire mot, que de me servir de cette occasion pour faire le bon valet. Mais, au lieu de modérer mon zèle, j’en-