Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/327

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tien très vif avec Eufrasie. Je l’ai traitée d’ingrate et de perfide ; je l’ai accablée de reproches. Sais-tu bien ce qu’elle m’a répondu ? Que j’avais tort d’écouter des valets. Elle soutient que tu m’as fait un faux rapport. Tu n’es, si on l’en croit, qu’un imposteur, qu’un valet dévoué à mes neveux, pour l’amour de qui tu n’épargnerais rien pour me brouiller avec elle. J’ai vu couler de ses yeux des pleurs, mais des pleurs véritables. Elle m’a juré, par ce qu’il y a de plus sacré, qu’elle ne t’a fait aucune proposition, et qu’elle ne voit pas un homme. Béatrix, qui me paraît une bonne fille, incapable de mentir, m’a protesté la même chose ; de sorte que malgré moi ma colère s’est apaisée.

Eh quoi ! monsieur, interrompis-je avec douleur, doutez-vous de ma sincérité ? vous défiez-vous… Non, mon enfant, interrompit-il à son tour ; je te rends justice. Je ne te crois point d’accord avec mes neveux. Je suis persuadé que mon intérêt seul te touche, et je t’en sais bon gré : mais, après tout, les apparences sont trompeuses ; peut-être n’as-tu pas vu effectivement ce que tu t’imaginais voir ; et, dans ce cas, juge jusqu’à quel point ton accusation doit être désagréable à Eufrasie ! Quoi qu’il en soit, c’est une femme que je ne puis m’empêcher d’aimer ; c’est mon sort : il faut même que je lui fasse le sacrifice qu’elle exige de mon amour, et ce sacrifice est de te donner ton congé. J’en suis fâché, mon pauvre Gil Blas, poursuivit-il, et je t’assure que je n’y ai consenti qu’à regret : mais je ne saurais faire autrement : compatis à ma faiblesse ; ce qui doit te consoler, c’est que je ne te renverrai pas sans récompense. De plus, je prétends te placer chez une dame de mes amies, où tu seras fort agréablement.

Je fus bien mortifié de voir tourner ainsi mon zèle contre moi. Je maudis Eufrasie, et déplorai la faiblesse de don Gonzale, de s’en être laissé posséder. Le bon vieillard sentait assez qu’en me congédiant pour plaire seulement à sa maîtresse, il ne faisait pas une action des