Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/359

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de la guitare : c’est tout ce que je savais faire, lorsque le marquis de Leganez me demanda pour être auprès de son fils unique, qui avait à peu près mon âge. Lucinde y consentit volontiers, et ce fut alors que je commençai à m’occuper sérieusement. Le jeune Leganez n’était pas plus avancé que moi : ce petit seigneur ne paraissait pas né pour les sciences ; il ne connaissait presque pas une lettre de son alphabet, bien qu’il eût un précepteur depuis quinze mois. Ses autres maîtres n’en tiraient pas meilleur parti ; il poussait à bout leur patience. Il est vrai qu’il ne leur était pas permis d’user de rigueur à son égard : ils avaient un ordre exprès de l’instruire sans le tourmenter ; et cet ordre, joint à la mauvaise disposition du sujet, rendait les leçons assez inutiles.

Mais le précepteur, ainsi que vous l’allez voir, imagina un bel expédient pour intimider ce jeune seigneur sans aller contre la défense de son père : il résolut de me fouetter quand le petit Leganez mériterait d’être puni, et il ne manqua pas d’exécuter sa résolution. Je ne trouvai point l’expédient de mon goût ; je m’échappai, et m’allai plaindre à ma mère d’un traitement si injuste. Cependant, quelque tendresse qu’elle se sentît pour moi, elle eut la force de résister à mes larmes ; et, considérant que c’était un grand avantage pour son fils d’être chez le marquis de Leganez, elle m’y fit ramener sur-le-champ. Me voilà donc livré au précepteur. Comme il s’était aperçu que son invention avait produit un bon effet, il continua de me fouetter à la place du petit seigneur ; et, pour faire plus d’impression sur lui, il m’étrillait très rudement. J’étais sûr de payer tous les jours pour le jeune Leganez. Je puis dire qu’il n’a pas appris une lettre de son alphabet qui ne m’ait coûté cent coups de fouet ; jugez à combien me revient son rudiment !

Le fouet n’était pas le seul désagrément que j’eusse à essuyer dans cette maison : comme tout le monde m’y