Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/365

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trava, logé chez Juan Velez de la Membrilla, son correspondant. Ils étaient tous deux amis intimes ; et mon frère, pour fortifier encore davantage leur amitié, promit Florentine, ma fille unique, au fils de son correspondant, ne doutant point qu’il n’eût assez de crédit sur moi pour m’obliger à dégager sa promesse. Comme en effet, mon frère, étant de retour à Merida, ne m’eut pas plus tôt parlé de ce mariage, que j’y consentis pour l’amour de lui. Il envoya le portrait de Florentine à Calatrava : mais, hélas ! il n’a pas eu la satisfaction d’achever son ouvrage ; il est mort depuis trois semaines. En mourant, il me conjura de ne disposer de ma fille qu’en faveur du fils de son correspondant. Je le lui promis, et voilà pourquoi j’ai refusé Florentine au cavalier qui vient de m’attaquer, quoique ce soit un parti fort avantageux. Je suis esclave de ma parole, et j’attends à tout moment le fils de Juan Velez de la Membrilla pour en faire mon gendre, bien que je ne l’aie jamais vu, non plus que son père. Je vous demande pardon, continua Jérôme de Moyadas, si je vous fais cette narration, mais vous l’avez exigée de moi.

J’écoutai avec beaucoup d’attention, et m’arrêtant à une supercherie[1] qui me vint tout à coup dans l’esprit, j’affectai un étonnement, je levai les yeux au ciel. Ensuite, me tournant vers le vieillard, je lui dis d’un ton pathétique : Ah ! seigneur de Moyadas, est-il possible qu’en arrivant à Merida, je sois assez heureux pour sauver la vie à mon beau-père ? Ces paroles causèrent une étrange surprise au vieux bourgeois, et n’étonnèrent pas moins Morales, qui me fit connaître par sa contenance que je lui paraissais un grand fripon. Que m’apprenez-vous ? me répondit le vieillard. Quoi ! vous seriez le fils du correspondant de mon frère ? Oui, seigneur Jérôme de Moyadas, lui répliquai-je en

  1. Ici Le Sage va reprendre le canevas d’une partie de sa charmante comédie de Crispin rival de son Maître, jouée avec tant de succès en 1707 ; mais il sait y ajouter de nouveaux développements, de manière à n’avoir pas l’air de se copier lui-même.