Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/384

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l’air retentissait du son confus des trompettes, des flûtes moresques et d’autres instruments dont on se sert en ce pays-là ; ce qui formait une symphonie plus bruyante qu’agréable. La cause de ces réjouissances était un faux bruit qu’on avait répandu dans la ville. On avait ouï dire que le renégat Méhémet (ainsi se nommait notre pirate) avait péri en attaquant un gros vaisseau génois ; de sorte que tous ses parents et ses amis, informés de son retour, s’empressaient de lui en témoigner leur joie.

Nous n’eûmes pas mis pied à terre, qu’on me conduisit avec tous mes compagnons au palais du pacha Soliman, où un écrivain chrétien, nous interrogeant chacun en particulier, nous demanda nos noms, nos âges, notre patrie, notre religion et nos talents. Alors Méhémet, me montrant au pacha, lui vanta ma voix, et lui dit qu’avec cela je jouais de la guitare à ravir. Il n’en fallut pas davantage pour déterminer Soliman à me choisir pour son service. Je fus donc réservé pour son sérail, où l’on me conduisit pour m’installer dans l’emploi qui m’était destiné. Les autres captifs furent menés dans une place publique, et vendus suivant la coutume. Ce que Méhémet m’avait prédit dans le vaisseau m’arriva ; j’éprouvai un heureux sort. Je ne fus point livré aux gardes des prisons, ni employé aux ouvrages pénibles. Soliman pacha, par distinction, me fit mettre dans un lieu particulier, avec cinq ou six esclaves de qualité qui devaient incessamment être rachetés, et à qui l’on ne donnait que de légers travaux. On me chargea du soin d’arroser dans les jardins les orangers et les fleurs. Je ne pouvais avoir une plus douce occupation : aussi j’en rendis grâce à mon étoile, et je pressentis, sans savoir pourquoi, que je ne serais pas malheureux chez Soliman.

Ce pacha (il faut que j’en fasse le portrait) était un homme de quarante ans, bien fait de sa personne, fort poli et fort galant pour un Turc. Il avait pour favorite