Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/402

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hélas ! nous n’étions pas unis tous deux pour être longtemps si heureux : une pleurésie emporta mon cher Colifichini.

J’interrompis en cet endroit ma mère. Eh quoi ! madame, lui dis-je, votre troisième époux mourut encore ? Il faut que vous soyez une place bien meurtrière. Que voulez-vous, mon fils ? me répondit-elle ; puis-je prolonger des jours que le ciel a comptés ? Si j’ai perdu trois maris, je n’y saurais que faire. J’en ai fort regretté deux. Celui que j’ai le moins pleuré, c’est le procureur ; comme je ne l’avais épousé que par intérêt, je me consolai facilement de sa perte. Mais, continua-t-elle, pour revenir à Colifichini, je vous dirai que quelques mois après sa mort, je voulus aller voir par moi-même, auprès de Palerme, une maison de campagne qu’il m’avait assignée pour douaire dans notre contrat de mariage. Je m’embarquai avec ma fille pour passer en Sicile, mais nous avons été prises sur la route par les vaisseaux du pacha d’Alger. On nous a conduites dans cette ville. Heureusement pour nous, vous vous êtes trouvé dans la place où l’on voulait nous vendre. Sans cela, nous serions tombées entre les mains de quelque patron barbare qui nous aurait maltraitées, et chez qui peut-être nous aurions été toute notre vie en esclavage, sans que vous eussiez entendu parler de nous.

Tel fut le récit que fit ma mère. Après quoi, messieurs, je lui donnai le plus bel appartement de ma maison, avec la liberté de vivre comme il lui plairait ; ce qui se trouva fort de son goût. Elle avait une habitude d’aimer formée par tant d’actes réitérés, qu’il lui fallait absolument un amant ou un mari. Elle jeta d’abord les yeux sur quelques-uns de mes esclaves ; mais Hally Pégelin, renégat, grec, qui venait quelquefois au logis, attira bientôt toute son attention. Elle conçut pour lui plus d’amour qu’elle n’en avait jamais eu pour Colifichini, et elle était si stylée à plaire aux hommes, qu’elle