Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/410

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mon tour. Mon amour se changea en haine ; je résolus de me venger du mépris que Lucrèce m’avait témoigné. J’allai trouver son mari, et, après l’avoir obligé de me jurer qu’il ne me commettrait point, je l’informai de l’intelligence que sa femme avait avec le prince, dont je ne manquai pas de la peindre fort amoureuse, pour rendre la scène plus intéressante. Le ministre, pour prévenir tout accident, renferma sans autre forme de procès, son épouse dans un appartement secret, où il la fit étroitement garder par des personnes affidées. Tandis qu’elle était environnée d’Argus qui l’observaient et l’empêchaient de donner de ses nouvelles au grand-duc, j’annonçai d’un air triste à ce prince qu’il ne devait plus penser à Lucrèce : je lui dis que Mascarini avait sans doute découvert tout, puisqu’il s’avisait de veiller sur sa femme ; que je ne savais pas ce qui pouvait lui avoir donné lieu de me soupçonner, attendu que je croyais m’être toujours conduit avec beaucoup d’adresse ; que la dame peut-être avait elle-même avoué tout à son époux, et que, de concert avec lui, elle s’était laissé renfermer pour se dérober à des poursuites qui alarmaient sa vertu. Le prince parut fort affligé de mon rapport. Je fus touché de sa douleur, et je me repentis plus d’une fois de ce que j’avais fait ; mais il n’était plus temps. D’ailleurs, je le confesse, je sentais une maligne joie, quand je me représentais la situation où j’avais réduit l’orgueilleuse qui avait dédaigné mes vœux.

Je goûtais impunément le plaisir de la vengeance, qui est si doux à tout le monde, et principalement aux Espagnols, lorsqu’un jour le grand-duc, étant avec cinq ou six seigneurs de sa cour et moi, nous dit : De quelle manière jugeriez-vous à propos qu’on punît un homme qui aurait abusé de la confidence de son prince et voulu lui ravir sa maîtresse ? Il faudrait, dit un de ses courtisans, le faire tirer à quatre chevaux. Un autre fut d’avis qu’on l’assommât et le fît mourir sous le