Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/426

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De plus, je vous amènerai le frère Juan, mon compagnon. Le frère Juan ! a-t-elle interrompu, ce bon ermite qui a un ermitage auprès de cette ville ? Vous n’y pensez pas ; on dit qu’il a plus de cent ans. Il est vrai, lui ai-je dit, qu’il a eu cet âge-là, mais il est bien rajeuni depuis quelques jours. Il n’est pas plus vieux que moi. Eh bien ! qu’il vienne avec vous, a répliqué Barbe. Je vois bien qu’il y a du mystère là-dessous.

Nous ne manquâmes pas le lendemain, dès qu’il fut nuit d’aller chez ces bigotes, qui, pour nous mieux recevoir avaient préparé un grand repas. Nous ôtâmes d’abord nos barbes et nos habits d’anachorètes, et sans façon nous fîmes connaître à ces princesses qui nous étions. De leur côté, de peur de demeurer en reste de franchise avec nous, elles nous montrèrent de quoi sont capables de fausses dévotes, quand elles bannissent la grimace. Nous passâmes presque toute la nuit à table, et nous ne rentrâmes à notre grotte qu’un moment avant le jour. Nous y retournâmes bientôt après, ou, pour mieux dire, nous fîmes la même chose pendant trois mois, et nous mangeâmes avec ces créatures plus des deux tiers de nos espèces. Mais un jaloux, qui a tout découvert, en a informé la justice, qui doit aujourd’hui se transporter à l’ermitage pour se saisir de nos personnes. Hier Ambroise, en quêtant à Cuença, rencontra une de nos béates qui lui donna un billet, et lui dit : Une femme de mes amies m’écrit cette lettre que j’allais vous envoyer par un homme exprès. Montrez-la au frère Juan, et prenez vos mesures là-dessus. C’est ce billet, messieurs, que Lamela m’a mis entre les mains devant vous, et qui nous a si brusquement fait quitter notre demeure solitaire.