Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/53

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ciel de me pardonner l’action que j’allais faire, car il n’y avait pas assez longtemps que j’étais avec ces brigands pour la faire sans répugnance. J’aurais bien voulu m’échapper dès ce moment-là ; mais la plupart des voleurs étaient encore mieux montés que moi : s’ils m’eussent vu fuir, ils se seraient mis à mes trousses, et m’auraient bientôt rattrapé, ou peut-être auraient-ils fait sur moi une décharge de leurs carabines, dont je me serais fort mal trouvé. Je n’osai donc hasarder une démarche si délicate. Je joignis le père, et lui demandai la bourse, en lui présentant le bout d’un pistolet. Il s’arrêta tout court pour me considérer ; et, sans paraître fort effrayé : Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien jeune ; vous faites de bonne heure un vilain métier. Mon père, lui répondis-je, tout vilain qu’il est, je voudrais l’avoir commencé plus tôt. Ah ! mon fils, répliqua le bon religieux, qui n’avait garde de comprendre le vrai sens de mes paroles, que dites-vous ? quel aveuglement ! souffrez que je vous représente l’état malheureux… Oh ! mon père, interrompis-je avec précipitation, trêve de morale, s’il vous plaît : je ne viens pas sur les grands chemins pour entendre des sermons : il ne s’agit point ici de cela ; il faut que vous me donniez des espèces. Je veux de l’argent. De l’argent ? me dit-il d’un air étonné ; vous jugez bien mal de la charité des Espagnols, si vous croyez que les personnes de mon caractère aient besoin d’argent pour voyager en Espagne. Détrompez-vous. On nous reçoit agréablement partout : on nous loge, on nous nourrit, et l’on ne nous demande que des prières. Enfin nous ne portons point d’argent sur la route ; nous nous abandonnons à la Providence. Eh ! non, non, lui repartis-je, vous ne vous y abandonnez pas ; vous avez toujours de bonnes pistoles pour être plus sûrs de la Providence. Mais, mon père, ajoutai-je, finissons : mes camarades, qui sont dans ce bois, s’impatientent ; jetez tout à l’heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue.