Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mon corps une sueur froide qui ne me présageait rien de bon. Pour surcroît de bonheur, j’étais au front de la bataille, entre le capitaine et le lieutenant, qui m’avaient placé là pour m’accoutumer au feu tout d’un coup. Rolando, remarquant jusqu’à quel point la nature pâtissait chez moi, me regarda de travers, et me dit d’un air brusque : Écoute, Gil Blas, songe à faire ton devoir ; je t’avertis que, si tu recules, je te casserai la tête d’un coup de pistolet. J’étais trop persuadé qu’il le ferait comme il disait, pour négliger l’avertissement ; c’est pourquoi je ne pensai plus qu’à recommander mon âme à Dieu, puisque je n’avais pas moins à craindre d’un côté que de l’autre.

Pendant ce temps-là, le carrosse et les cavaliers s’approchaient. Ils connurent quelle sorte de gens nous étions, et, devinant notre dessein à notre contenance, ils s’arrêtèrent à la portée d’une escopette. Ils avaient, aussi bien que nous, des carabines et des pistolets. Tandis qu’ils se préparaient à nous faire face, il sortit du carrosse un homme bien fait et richement vêtu. Il monta sur un cheval de main, dont un des cavaliers tenait la bride, et il se mit à la tête des autres. Il n’avait pour armes que son épée et deux pistolets. Encore qu’ils ne fussent que quatre contre neuf, car le cocher demeura sur son siège, ils s’avancèrent vers nous avec une audace qui redoubla mon effroi. Je ne laissai pas pourtant, bien que tremblant de tous mes membres, de me tenir prêt à tirer mon coup ; mais, pour dire les choses comme elles sont, je fermai les yeux et tournai la tête en déchargeant ma carabine ; et, de la manière que je tirai, je ne dois point avoir ce coup-là sur la conscience.

Je ne ferai point un détail de l’action ; quoique présent, je ne voyais rien ; et ma peur, en me troublant l’imagination, me cachait l’horreur du spectacle même qui m’effrayait. Tout ce que je sais, c’est qu’après un grand bruit de mousquetades, j’entendis mes compa-