Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/65

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monde le plus galant. Fallait-il donner une fête, rien n’était mieux entendu ; et, s’il paraissait dans les joutes, il y faisait toujours admirer sa force et son adresse. Je le préférai donc à tous les autres, et je l’épousai.

Peu de jours après notre mariage, il rencontra dans un endroit écarté don André de Baësa, qui avait été l’un de ses rivaux. Ils se piquèrent l’un l’autre, et mirent l’épée à la main. Il en coûta la vie à don André. Comme il était neveu du corrégidor de Valladolid, homme violent et mortel ennemi de la maison de Mello, don Alvar crut ne pouvoir assez tôt sortir de la ville. Il revint promptement au logis, où, pendant qu’on lui préparait un cheval, il me conta ce qui venait de lui arriver. Ma chère Mencia, me dit-il ensuite, il faut nous séparer, c’est une nécessité. Vous connaissez le corrégidor : ne nous flattons point, il va me poursuivre vivement. Vous n’ignorez pas quel est son crédit ; je ne serai pas en sûreté dans le royaume. Il était si pénétré de sa douleur et plus encore de celle dont il me voyait saisie, qu’il n’en put dire davantage. Je lui fis prendre de l’or et quelques pierreries ; puis il me tendit les bras, et nous ne fîmes, pendant un quart d’heure, que confondre nos soupirs et nos larmes. Enfin, on vint l’avertir que le cheval était prêt. Il s’arrache d’auprès de moi ; il part, et me laisse dans un état qu’on ne saurait exprimer : heureuse si l’excès de mon affliction m’eût fait alors mourir ! Que ma mort m’aurait épargné de peines et d’ennuis ! Quelques heures après que don Alvar fut parti, le corrégidor apprit sa fuite. Il le fit poursuivre par tous les alguazils de Valladolid, et n’épargna rien pour l’avoir en sa puissance. Mon époux toutefois trompa son ressentiment et sut se mettre en sûreté ; de manière que le juge se voyant réduit à borner sa vengeance à la seule satisfaction d’ôter les biens à un homme dont il aurait voulu verser le sang, il n’y travailla pas en vain. Tout ce que don Alvar pouvait avoir de fortune fut confisqué.