Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/66

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Je demeurai dans une situation très affligeante : j’avais à peine de quoi subsister. Je commençai à mener une vie retirée, n’ayant qu’une femme pour tout domestique. Je passais les jours à pleurer, non une indigence que je supportais patiemment, mais l’absence d’un époux chéri, dont je ne recevais aucune nouvelle.

Il m’avait pourtant promis, dans nos tristes adieux, qu’il aurait soin de m’informer de son sort, dans quelque endroit du monde où sa mauvaise étoile pût le conduire. Cependant, sept années s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de lui. L’incertitude ou j’étais de sa destinée me causait une profonde tristesse. Enfin, j’appris qu’en combattant pour le roi de Portugal, dans le royaume de Fez, il avait perdu la vie dans une bataille. Un homme revenu depuis peu d’Afrique me fit ce rapport, en m’assurant qu’il avait parfaitement connu don Alvar de Mello ; qu’il avait servi dans l’armée portugaise avec lui, et qu’il l’avait vu périr dans l’action. Il ajoutait à cela d’autres circonstances encore qui achevèrent de me persuader que mon époux n’était plus : ce rapport ne servit qu’à fortifier ma douleur et qu’à me faire prendre la résolution de ne jamais me remarier. Dans ce temps-là, don Ambrosio Mesio Carrillo, marquis de la Guardia, vint à Valladolid. C’était un de ces vieux seigneurs qui, par leurs manières galantes et polies, font oublier leur âge, et savent encore plaire aux femmes. Un jour, on lui conta par hasard l’histoire de don Alvar ; et, sur le portrait qu’on lui fit de moi, il eut envie de me voir. Pour satisfaire sa curiosité, il gagna une de mes parentes, qui, d’accord avec lui, m’attira chez elle. Il s’y trouva. Il me vit, et je lui plus, malgré l’impression de douleur qu’on remarquait sur mon visage ; mais que dis-je, malgré ? peut-être ne fut-il touché que de mon air triste et languissant qui le prévenait en faveur de ma fidélité. Ma mélancolie peut-être fit naître son amour. Aussi bien il me dit plus d’une fois qu’il me regardait comme un prodige de