Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/86

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et comme je m’imaginai qu’il ne voulait rien rabattre, je lui comptai soixante ducats. Quand il vit que je les donnais si facilement, je crois que, malgré sa morale, il fut bien fâché de n’en avoir pas demandé davantage. Assez satisfait pourtant d’avoir gagné la livre pour sou, il sortit avec ses garçons, que je n’avais pas oubliés.

J’avais donc un manteau, un pourpoint et un haut-de-chausses fort propres. Il fallut songer au reste de l’habillement ; ce qui m’occupa toute la matinée. J’achetai du linge, un chapeau, des bas de soie, des souliers et une épée ; après quoi je m’habillai. Quel plaisir j’avais de me voir si bien équipé ! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon ajustement. Jamais paon n’a regardé son plumage avec plus de complaisance. Dès ce jour-là, je fis une seconde visite à dona Mencia, qui me reçut encore d’un air très gracieux. Elle me remercia de nouveau du service que je lui avais rendu. Là-dessus, grands compliments de part et d’autre. Puis, me souhaitant toutes sortes de prospérités, elle me dit adieu, et se retira sans me donner rien autre chose qu’une bague de trente pistoles, qu’elle me pria de garder pour me souvenir d’elle.

Je demeurai bien sot avec ma bague ; j’avais compté sur un présent plus considérable. Ainsi, peu content de la générosité de la dame, je regagnai mon hôtellerie en rêvant ; mais, comme j’y entrais, il y arriva un homme qui marchait sur mes pas, et qui tout à coup, se débarrassant de son manteau qu’il avait sur le nez, laissa voir un gros sac qu’il portait sous l’aisselle. À l’apparition du sac, qui avait tout l’air d’être tout plein d’espèces, j’ouvris de grands yeux, aussi bien que quelques personnes qui étaient présentes ; et je crus entendre la voix d’un séraphin, lorsque cet homme me dit, en posant le sac sur une table : Seigneur Gil Blas, voilà ce que madame la marquise vous envoie. Je fis de profondes révérences au porteur, je l’accablai de civilités ; et, dès qu’il fut hors de l’hôtellerie, je me jetai sur le