Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/93

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celle-ci. En achevant ces mots, elle me montra un gros rubis qu’elle avait au doigt ; et, pendant que je le considérais, elle me dit : Un de mes oncles, qui a été gouverneur dans les habitations que les Espagnols ont aux îles Philippines, m’a donné ce rubis. Les joailliers de Valladolid l’estiment trois cents pistoles. Je le croirais bien, lui dis-je ; je le trouve parfaitement beau. Puisqu’il vous plaît, répliqua-t-elle, je veux faire un troc avec vous. Aussitôt elle prit ma bague, et me mit la sienne au petit doigt. Après ce troc, qui me parut une manière galante de faire un présent, Camille me serra la main et me regarda d’un air tendre ; puis tout à coup, rompant l’entretien, elle me donna le bonsoir, et se retira toute confuse, comme si elle eût eu honte de me faire trop connaître ses sentiments.

Quoique galant des plus novices, je sentis tout ce que cette retraite précipitée avait d’obligeant pour moi ; et je jugeai que je ne passerais point mal le temps à la campagne. Plein de cette idée flatteuse et de l’état brillant de mes affaires, je m’enfermai dans la chambre où je devais coucher, après avoir dit à mon valet de venir me réveiller de bonne heure le lendemain. Au lieu de songer à me reposer, je m’abandonnai aux réflexions agréables que ma valise, qui était sur une table, et mon rubis m’inspirèrent. Grâce au ciel, disais-je, si j’ai été malheureux, je ne le suis plus. Mille ducats d’un côté, une bague de trois cents pistoles de l’autre : me voilà pour longtemps en fonds. Majuelo ne m’a point flatté, je le vois bien : j’enflammerai mille femmes à Madrid, puisque j’ai plu si facilement à Camille. Les bontés de cette généreuse dame se présentaient à mon esprit avec tous leurs charmes, et je goûtais aussi par avance les divertissements que don Raphaël me préparait dans son château. Cependant, parmi tant d’images de plaisir, le sommeil ne laissa pas de venir répandre sur moi ses pavots. Dès que je me sentis assoupi, je me déshabillai et me couchai.