Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/112

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le style d’un homme de bien, y déchirait impitoyablement une bonne famille catalane, et Dieu sait s’il disait la vérité ! Je crus lire un libelle diffamatoire, et je me fis d’abord un scrupule de travailler sur cela ; je craignais de me rendre complice d’une calomnie : néanmoins, tout neuf que j’étais à la cour, je passai outre aux périls et fortunes de l’âme du bon religieux ; et, mettant sur son compte toute l’iniquité, s’il y en avait, je commençai à déshonorer en belles phrases castillanes deux ou trois générations d’honnêtes gens peut-être.

J’avais déjà fait quatre ou cinq pages, quand le duc, impatient de savoir comment je m’y prenais, revint et me dit : Santillane, montre-moi ce que tu as fait ; je suis curieux de le voir. En même temps, jetant la vue sur mon ouvrage, il en lut le commencement avec beaucoup d’attention. Il en parut si content que j’en fus surpris. Tout prévenu que j’étais en ta faveur, reprit-il, je t’avoue que tu as surpassé mon attente. Tu n’écris pas seulement avec toute la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué. Tu justifies bien le choix que j’ai fait de ta plume, et tu me consoles de la perte de ton prédécesseur. Le ministre n’aurait pas borné là mon éloge, si le comte de Lemos, son neveu, ne fût venu l’interrompre en cet endroit. Son Excellence l’embrassa plusieurs fois et le reçut d’une manière qui me fit connaître qu’elle l’aimait tendrement. Ils s’enfermèrent tous deux pour s’entretenir en secret d’une affaire de famille, dont je parlerai dans la suite, et dont le duc était alors plus occupé que de celles du roi.

Pendant qu’ils étaient ensemble, j’entendis sonner midi. Comme je savais que les secrétaires et les commis quittaient à cette heure-là leurs bureaux pour aller dîner où il leur plaisait, je laissai là mon chef-d’œuvre, et sortis pour me rendre, non chez Monteser, parce qu’il m’avait payé mes appointements, et que j’avais pris