Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/138

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être vous-même que trop entendu parler de moi. Je me nomme don Anastasio de Rada. Juste ciel ! m’écriai-je, dois-je croire ce que j’entends ? Quoi ! vous seriez don Anastasio ! serait-ce mon père que je verrais ? Que dites-vous, jeune homme ? s’écria-t-il à son tour en me considérant avec surprise. Serait-il bien possible que vous fussiez cet enfant malheureux qui était encore dans les flancs de sa mère, quand je la sacrifiai à ma fureur ? Oui, mon père, lui dis-je ; c’est moi que la vertueuse Estéphanie a mis au monde trois mois après la nuit funeste où vous la laissâtes noyée dans son sang.

Don Anastasio n’attendit pas que j’eusse achevé ces paroles pour se jeter à mon cou. Il me serra entre ses bras, et nous ne fîmes pendant un quart d’heure que confondre nos soupirs et nos larmes. Après nous être abandonnés aux tendres mouvements qu’une pareille reconnaissance ne pouvait manquer d’exciter en nous, mon père leva les yeux au ciel pour le remercier d’avoir sauvé la vie à Estéphanie ; mais un moment après, comme s’il eût craint de lui rendre grâces mal à propos, il m’adressa la parole, et me demanda de quelle manière on avait reconnu l’innocence de sa femme. Seigneur, lui répondis-je, personne que vous n’en a jamais douté. La conduite de votre épouse a toujours été sans reproche. Il faut que je vous désabuse. Sachez que c’est don Huberto qui vous a trompé. En même temps, je lui contai toute la perfidie de ce parent, quelle vengeance j’en avais tirée, et ce qu’il m’avait avoué en mourant.

Mon père fut moins sensible au plaisir d’avoir recouvré la liberté qu’à celui d’entendre les nouvelles que je lui annonçais. Il recommença, dans l’excès de la joie qui le transportait, à m’embrasser tendrement. Il ne pouvait se lasser de me témoigner combien il était content de moi. Allons, mon fils, me dit-il, prenons vite le chemin d’Antequerre. Je brûle d’impatience de me jeter aux pieds d’une épouse que j’ai si indignement traitée.