Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/29

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lui en faisais le récit, je remarquais que la douleur s’imprimait sur son visage. Malgré tout le respect qu’il devait à l’archevêque, il ne put s’empêcher de le blâmer ; mais, comme dans la colère où j’étais je jurai que le prélat me le payerait, et que je réjouirais toute la ville à ses dépens, le sage Melchior me dit : Croyez-moi, mon cher Gil Blas, dévorez plutôt votre chagrin. Les hommes du commun doivent toujours respecter les personnes de qualité, quelque sujet qu’ils aient de s’en plaindre. Je conviens qu’il y a de fort plats seigneurs qui ne méritent guère qu’on ait de la considération pour eux ; mais ils peuvent nuire, il faut les craindre.

Je remerciai le vieux valet de chambre du bon conseil qu’il me donnait, et je lui promis d’en profiter. Après cela il me dit : Si vous allez à Madrid, voyez-y Joseph Navarro mon neveu. Il est chef d’office chez le seigneur don Baltasar de Zuniga, et j’ose vous dire que c’est un garçon digne de votre amitié. Il est franc, vif, officieux, prévenant ; je souhaite que vous fassiez connaissance ensemble. Je lui répondis que je ne manquerais pas d’aller voir ce Joseph Navarro sitôt que je serais à Madrid, où je comptais bien de retourner. Ensuite, je sortis du palais épiscopal pour n’y remettre jamais le pied. Si j’eusse encore eu mon cheval, je serais peut-être parti sur-le-champ pour Tolède ; mais je l’avais vendu dans le temps de ma faveur, croyant que je n’en aurais plus besoin. Je pris le parti de louer une chambre garnie, faisant mon plan de demeurer encore un mois à Grenade et de me rendre après cela auprès du comte de Polan.

Comme l’heure du dîner approchait, je demandai à mon hôtesse s’il n’y avait pas quelque auberge dans le voisinage. Elle me répondit qu’il y en avait une excellente à deux pas de sa maison, que l’on y était bien servi, et qu’il y allait quantité d’honnêtes gens. Je me la fis enseigner, et je m’y rendis bientôt. J’entrai dans une grande salle qui ressemblait assez à un réfectoire.