Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/387

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hôtellerie près du château. À peine eus-je mis pied à terre, que l’hôte, me prenant sans doute pour quelque gentilhomme du pays, me dit : Seigneur cavalier, vous venez apparemment dans cette ville pour voir l’auguste cérémonie de l’auto-da-fé[1] qui doit se faire demain. Je lui répondis que oui, jugeant plus à propos de le lui laisser croire que de lui donner occasion de me questionner sur ce qui m’amenait à Tolède. Vous verrez, reprit-il, une des plus belles processions qui aient jamais été faites, il y a, dit-on, plus de cent prisonniers, parmi lesquels on en compte plus de dix qui doivent être brûlés.

Véritablement le lendemain, avant le lever du soleil, j’entendis sonner toutes les cloches de la ville ; et l’on faisait ce carillon pour avertir le peuple qu’on allait commencer l’auto-da-fé. Curieux de voir cette effrayante fête, que je n’avais point encore vue, je m’habillai à la hâte et me rendis à l’Inquisition. Il y avait tout auprès, et le long des rues par où la procession devait passer, des échafauds, sur l’un desquels je me plaçai pour mon argent. J’aperçus bientôt les Dominicains qui marchaient les premiers, précédés de la bannière de l’Inquisition. Ces bons pères étaient immédiatement suivis des tristes victimes que le Saint-Office voulait immoler ce jour-là. Ces malheureux allaient l’un après l’autre, la tête et les pieds nus, ayant chacun un cierge à la main et son parrain[2] à son côté. Les uns avaient un grand scapulaire de toile jaune, parsemé de croix de Saint-André peintes en rouge, et appelé san-benito ; les autres portaient des carochas, qui sont des bonnets de carton élevés en forme de pain de sucre, et couverts de flammes et de figures diaboliques.

Comme je regardais de tous mes yeux ces infortunés

  1. Acte de foi. Jour de cérémonie de l’Inquisition pour la punition des hérétiques ou pour l’absolution des accusés.
  2. On appelle parrains toutes les personnes que l’inquisiteur nomme pour accompagner les prisonniers dans l’auto-da-fé, et qui sont obligées d’en répondre. (Note de Le Sage.)