Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/53

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chambre ; je vais, s’il vous plaît, vous y conduire pour vous en apprendre le chemin. Il me fit monter tout au haut de la maison, et entrer dans une chambre si petite, qu’un lit assez étroit, une armoire et deux chaises la remplissaient. C’était là mon appartement. Vous ne serez pas ici fort au large, me dit mon conducteur ; mais en récompense je vous promets qu’à Lisbonne vous serez superbement logé. J’enfermai ma valise dans l’armoire dont j’emportai la clef, et je demandai à quelle heure on soupait. Il me fut répondu que le seigneur portugais ne faisait pas d’ordinaire chez lui, et qu’il donnait à chaque domestique une certaine somme par mois pour se nourrir. Je fis encore d’autres questions, et j’appris que les gens du marquis étaient d’heureux fainéants. Après un entretien assez court, je quittai l’intendant pour aller retrouver Laure, en m’occupant agréablement du présage que je concevais de ma nouvelle condition.

Sitôt que j’arrivai à la porte de la comédie, et que je me dis frère d’Estelle, tout me fut ouvert. Vous eussiez vu les gardes s’empresser à me faire un passage, comme si j’eusse été un des plus considérables seigneurs de Grenade. Tous les gagistes, receveurs de marques et de contre-marques, que je rencontrai sur mon chemin, me firent de profondes révérences. Mais ce que je voudrais pouvoir bien peindre au lecteur, c’est la réception sérieuse que l’on me fit comiquement dans les foyers, où je trouvai la troupe tout habillée et prête à commencer. Les comédiens et comédiennes à qui Laure me présenta vinrent fondre sur moi. Les hommes m’accablèrent d’embrassades ; et les femmes à leur tour, appliquant leur visage enluminé sur le mien, le couvrirent de rouge et de blanc. Aucun ne voulant être le dernier à me faire compliment, ils se mirent tous ensemble à me parler. Je ne pouvais suffire à leur répondre ; mais ma sœur vint à mon secours, et sa langue exercée ne me laissa en reste avec personne.