Page:Lettre aux ouvriers américains (1918).djvu/8

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prend que la « destruction » de certaines branches de l’industrie et de la production, l’Amérique était sous certains rapports moins avancée qu’en 1860. Mais quel serait le pédant, l’idiot qui, en se basant là-dessus, voudrait nier la signification énorme, universellement historique, progressive et révolutionnaire, de la guerre civile des années 1868 à 1865 en Amérique !

Les représentants de la bourgeoisie comprennent que l’abolition de l’esclavage des nègres, la destruction du pouvoir des esclavagistes soient des raisons suffisantes pour que le pays passe par de longues années de guerre civile, par les abîmes de ruines, de déchirements, de terreur, qui accompagnent toute guerre. Mais maintenant, lorsqu’il y va du problème incommensurablement plus important du renversement de l’esclavage salarié, capitaliste, du renversement du pouvoir de la bourgeoisie, — les représentants et les défenseurs de celle-ci, de même que les socialistes-réformistes, terrorisés par la bourgeoisie et reniant la révolution, ne peuvent et ne veulent pas comprendre la nécessité et la légitimité de la guerre civile.

Les ouvriers américains ne suivront pas la bourgeoisie. Ils seront avec nous pour la guerre civile contre la bourgeoisie. Je suis fortifié dans cette conviction par l’histoire tout entière du mouvement ouvrier universel et américain. Je me souviens aussi des paroles de l’un des chefs favoris du prolétariat américain, Eugène Debs, qui écrivait dans The Appeal to Reason — vers la fin de 1915, s’il m’en souvient bien — dans un article intitulé « What shall I fight for » (j’ai cité cet article au commencement de 1916, dans un meeting d’ouvriers à Berne, en Suisse), — que lui, Debs, se laisserait fusiller plutôt que de voter des crédits pour la guerre actuelle, criminelle et réactionnaire ; que lui, Debs, ne connaît qu’une guerre sainte et légitime du point de vue des prolétaires, à savoir : la guerre contre les capitalistes, la guerre pour la libération de l’humanité de l’esclavage salarié.

Je ne suis pas étonné de ce que Wilson, le chef des milliardaires américains, le serviteur des requins capitalistes, ait mis Debs en prison. La bourgeoisie peut s’acharner sur les véritables internationalistes, sur les véritables représentants du prolétariat révolutionnaire. Plus elle témoignera de férocité et d’acharnement, et plus sera proche le jour de la révolution prolétarienne victorieuse.

On nous rend fautifs des destructions causées par notre révolution… Et qui sont les accusateurs ? Les parasites de la bourgeoisie, — de cette même bourgeoisie qui, pendant les quatre années de cette guerre impérialiste, après avoir détruit la culture européenne presque entière, a ramené l’Europe à la barbarie, à la sauvagerie, à la famine. Cette bourgeoisie exige maintenant de nous que nous ne fassions pas notre révolution sur le terrain de ces destructions, parmi les débris de la civilisation, les débris et les ruines causées par la guerre, avec des hommes autres que les barbares créés par celle-ci. Oh, qu’elle est juste et humaine, cette bourgeoisie !

Ses serviteurs nous accusent de terreur… Les bourgeois anglais ont oublié leur année 1649, les bourgeois français leur année 1793. La terreur était juste et légitime tant qu’elle était appliquée par la bourgeoisie en sa faveur, contre les féodaux. La terreur est devenue monstrueuse et criminelle lorsque les ouvriers et les paysans pauvres ont eu l’audace de l’appliquer à la bourgeoisie. La terreur était juste et légitime lorsqu’on l’appliquait pour le remplacement d’une minorité d’exploiteurs par une autre. La terreur est devenue monstrueuse et criminelle lorsqu’on a commencé à l’appliquer pour le renversement de toute minorité d’exploiteurs, dans l’intérêt de la majorité véritablement immense du peuple, dans l’intérêt du prolétariat et du demi-prolétariat, de la classe des ouvriers et des paysans pauvres.

La bourgeoisie de l’impérialisme international a massacré 10 millions d’hommes, elle en a mutilé 20 millions pendant « sa » guerre impérialiste, pour décider si la domination universelle reviendrait aux oiseaux de proie anglais ou allemands.

Si notre guerre à nous, la guerre des opprimés et des exploités contre les oppresseurs et les exploiteurs, coûte un demi-million ou un million de victimes dans tous les pays, — la bourgeoisie dira que les premières victimes sont légitimes, les secondes criminelles.

Le prolétariat dira autre chose.

Le prolétariat se rend compte maintenant — parmi les horreurs de la guerre impérialiste, — d’une façon claire et complète, de la grande vérité qu’enseignent toutes les révolutions, la vérité qui a été léguée aux ouvriers par les doctrines de leurs meilleurs maîtres, les fondateurs du socialisme moderne. Cette vérité, c’est qu’il ne saurait y avoir de révolution heureuse sans la répression de la résistance des exploiteurs. Notre devoir, lorsque nous, les ouvriers et les paysans travailleurs, nous nous sommes emparés du pouvoir, était de réprimer la résistance des exploiteurs. Nous nous vantons de l’avoir fait et de continuer à le faire. Nous regrettons de ne pas le faire assez fermement et assez résolument.