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LE DOUBLE SECRET
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— Étrange ! murmura Philippe.

— L’important était pour moi de débrouiller l’écheveau de mes souvenirs, répondit M. Fortier.

Puis, sur le point de reprendre sa route, il ajouta d’un ton dégagé :

— Au reste, je suis ravi que vous ne soyiez pas celui que je croyais. Autour d’une table de baccara, il est également dangereux de trop gagner et de trop perdre. Et sur ce, monsieur, bonne nuit !

Cette nuit-là, Philippe ne dormit pas.

V

Pendant plusieurs jours, Philippe ne sortit guère. Du premier contact qu’il venait de prendre avec le monde, il conservait surtout le souvenir de la dernière phrase de M. Fortier et cette phrase le laissait rêveur :

« Autour d’une table de baccara, il est également dangereux de trop gagner et de trop perdre. »

Qu’avait-il voulu dire par là ? Et que voulait-il dire encore, en ajoutant :

« Je suis heureux que vous ne soyez pas celui que je croyais. »

Blâmait-il la passion du jeu, ou bien était-ce une façon détournée de faire comprendre qu’il n’ignorait pas son passé ?

Cette hypothèse lui parut peu vraisemblable. Après avoir longuement réfléchi, il se retrouva aussi hésitant qu’à la première minute. Une chose demeurait certaine : le malaise qui venait de gâter son existence tranquille pouvait se reproduire d’un moment à l’autre et l’obliger à se rappeler une chose qu’il avait tant cherché à oublier. Il conclut que la société des hommes n’était pas encore faite pour lui, et décida de partir. Rien ne le retenait ; Paris lui offrait le refuge d’une foule où on se perd, où la vie est trop fiévreuse pour qu’on ait le loisir de s’occuper du voisin. Sans être considérable, sa fortune lui permettait une vie indépendante. Si, au bout de quelques jours ou de quelques semaines il s’y ennuyait, rien ne l’empêchait d’aller chercher fortune ailleurs. Au reste, les années passées en Amérique lui avaient donné le goût d’une existence nomade. Le séjour prolongé dans un même lieu était bon pour les bourgeois, et un homme tel que lui ne saurait plus s’en accommoder. Deux mois de Paris étaient le plus qu’il pouvait supporter. Quand vient l’hiver, le ciel gris est désolant sur les toits. Le bonheur consiste à vivre comme ces oiseaux migrateurs qui suivent le soleil et fuient le mauvais temps ; à trop voir les mêmes paysages et les mêmes êtres, on finit par leur découvrir mille défauts. Déjà, il trouvait moins de douceur à cette Vendée, où il était revenu avec tant de joie ; moins de charme à son horizon coupé de prairies et de bois. Il traça le plan de ce que pourrait être son existence : l’hiver sur la Côte-d’Azur ou en Algérie ; le printemps à Paris ; l’été aux eaux ou à Deauville. Après cela, il éprouverait quelque plaisir à regagner la maison quand viendrait l’automne : la chasse, la pêche, les travaux de la campagne, le reposeraient pendant le premier mois de l’agitation des villes et lui donneraient pendant le second le désir d’y goûter de nouveau.

Ce programme l’enchanta ; il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt et sonna son domestique :

— Décidément, Germain, je crains de m’ennuyer ici. Faites descendre mes malles. Je partirai d’ici deux ou trois jours. Germain se récria :

— Au moment des moissons ? Que monsieur voie, au moins, sa récolte !

— On coupera très bien le blé sans moi…

Tout en déjeunant, il compulsait l’indicateur. Il n’est rien de tel pour vous inciter au voyage que la lecture de noms de villes ou de villages inconnus. Vers