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JE SAIS TOUT

n’écoutait dans la pièce voisine, la referma, revint à sa table et reprit d’un ton plus net :

— Je ne puis dire, en tous cas, que ce soit une surprise. Étant donné la vie que tu menais depuis des mois, je devais m’attendre à tout. D’où te vient l’exemple ? Pas de moi, certes, dont l’existence laborieuse a toujours contrasté singulièrement avec la tienne. Ma seule faute fut d’avoir eu pour toi trop d’indulgence et trop d’amour. Prodigue, paresseux, joueur, il était écrit que tu devais devenir un voleur.

— Papa ! supplia Philippe, les mains tendues.

Mais l’écartant, le père poursuivit :

— Le mot t’effraie plus que la chose, à ce que je vois, et tu es bien, mon pauvre garçon, pareil à ces malfaiteurs qui ne trouvent de repentir qu’à l’instant où la main du gendarme s’abat sur eux. Tu me regardes avec des yeux effarés : qu’ai-je donc dit ? Que tu étais un voleur ? Et puis ? Me crois-tu dupe de l’argutie du Code qui déclare qu’un fils ne vole pas son père ? J’estime, au contraire, qu’il est plus voleur que tout autre. Celui qui dérobe de l’argent au premier venu joue au moins sa chance avec cette relative probité de savoir quel risque il court ; mais le fils qui vole son père n’a même pas ce semblant de courage, lui qui commet l’acte abominable en calculant que la justice n’a rien à voir dans cette affaire. Donc, tu as fait un faux, tu as imité ma signature…

— Je comptais rembourser la somme avant l’échéance.

— Avec quoi ? Je ne vois guère comment tu aurais pu constituer cent mille francs en quatre-vingt dix jours avec ta pension de mille francs par mois !… Avec le jeu… Étrange calcul d’un homme qui, ayant laissé en un an une fortune dans les tripots, prétend en regagner une nouvelle par les mêmes moyens ! Ce serait risible, si ce n’était lamentable. Non : la vérité est plus douloureuse et plus simple à la fois : tu t’es dit : avant que mon faux soit connu, trois mois s’écouleront… et en trois mois, tant de choses se passent ! Mon père peut mourir… ; ne proteste pas : c’eût été la solution la plus élégante et la plus heureuse. Le hasard n’a pas permis qu’il en fût ainsi : il me réservait d’expier ta faute et ma faiblesse ; je paierai donc. Mais auparavant, je tiens à te dire comment j’ai été mis au courant de ton acte. Ma signature était parfaitement imitée (je rends hommage à tes talents) et le banquier eût attendu fort tranquille l’échéance de ta lettre de change, si l’énormité de la somme ne lui avait donné quelques doutes : afin de s’assurer de son authenticité, il me l’a soumise. Cette confiance est le signe du crédit que l’on fait à mon honneur. Je la lui retourne en lui affirmant qu’elle est bien de moi : dans une heure, je partirai pour Paris ; là, je réaliserai les cent mille francs nécessaires, je rentrerai en possession définitive de ton faux et tout sera dit. Tu vois que je sais prendre une décision, moi. Maintenant, j’attends la tienne !

— Elle est prise, dit Philippe en se levant. Je suis un misérable, je ne mérite pas de pitié, je te demande pardon de la douleur que je t’ai causée et de celle que je te causerai encore…

— Un scandale pour en cacher un autre ? murmura M. Le Houdier…

Philippe eut un geste de dénégation.

— Il n’y aura pas de scandale ; je m’arrangerai… À la chasse, un fusil part souvent sans qu’on le veuille… un sanglier vous défonce d’un coup de boutoir…

— La mort, dans ces sortes de choses, n’est qu’un mauvais expédient, dit M. Le Houdier. Cependant, une solution radicale s’impose. Après ce qui vient de se passer, quelle que soit ma volonté de ne plus t’en souffler mot, de ne pas te faire payer ta faute par des reproches quotidiens, je crains qu’il ne me soit plus possible de te garder avec moi. On est le maître des phrases que l’on veut taire : on n’est pas maître des pensées qui vous assaillent : elles s’inscrivent