Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
412
JE SAIS TOUT

jambes, sans esquisser même le geste de tirer. Peu à peu, une sorte de bien-être l’envahissait, il se sentait pris d’un besoin de détendre ses muscles comme sa pensée.

Puis, il revit Paris, les boulevards, les salles de théâtre, le salon du Cercle et la nappe de clarté qui découpe un champ vert pâle sur le vert foncé du tapis où les plaques tombent… Tout cela qui était hier, ne serait plus, pour lui, demain. Il jugea que les choses étaient bien et justes ainsi. Ensuite, songeant aux dix mille francs que son père allait lui remettre, il se demanda :

— Pourquoi ne tenterais-je pas une dernière fois la fortune ?

De loin, le jeu paraît tellement simple et certain ! La chance dévoile sa règle et le gain sourit. Avec dix mille francs !… Quatre ou cinq coups d’une banque heureuse suffisent pour ramener quelques milliers de louis. D’abord, il remboursait son père ; avec le reste, il partait pour tenter l’aventure, ou, mieux encore, assagi, restait en France ; et le pardon venait, puis l’oubli. Ensuite, il réfléchit : Non, son père ne pardonnerait, ni n’oublierait. Au contraire, son honnêteté intransigeante se révolterait d’un pareil calcul. Brusquement, rageur, il lui en voulut de ses principes rigides et de l’obligation où il le mettait de s’expatrier. Certes, il avait précisé : « Ceci est un conseil et point un ordre. » Mais, même ainsi masqué, l’ordre était bien un ordre. On le chassait comme un valet à qui, par un reste de bonté, on consent à épargner la prison. Il en vint à se dire qu’à la fausse lettre près, d’autres fils de famille avaient fait pis que lui ; qu’étant enfant unique, il ne lésait que lui ; qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, tout ici devait lui appartenir : la maison, les fermes, les bêtes à l’écurie, les meubles, l’argenterie, et ce coffre, et son contenu… Il en fit sauter la clé dans sa poche, regarda sa masse noire égayée par le double disque cuivré des serrures et supputa ce qu’il pouvait contenir. Cent ? Deux cent mille ?… Il fit le compte de ce qui lui était revenu de l’héritage de sa mère, évalua le restant par un rapide calcul, récapitula le prix des coupes de bois, la somme qu’avait dû produire la vente d’une ou deux parcelles de terrain… Les clés devenaient tièdes entre ses doigts ; il appuya sa main au bras du fauteuil, puis il pâlit et la tentation l’enveloppait, il sentit que bientôt rien ne l’empêcherait d’ouvrir cette porte, de prendre cet argent, donnant ainsi lui-même une terrible réponse à sa question de tout à l’heure : « Est-ce pour me mettre à l’épreuve ?… »

Et jetant les clés au fond d’un tiroir, il se sauva dans la campagne. Le soir, en revenant, il évita d’entrer dans le bureau, d’en regarder même la porte, et se coucha accablé de fatigue. Le lendemain, Fulgent lui paya ses fermages ; il compta soigneusement les billets, les écus, les petites pièces, et rangea cet argent dans un casier. Son père arriva comme la nuit tombait. Il l’accueillit avec une tendresse inquiète et le suivit dans son bureau sans lui poser une seule question. À la fin, comme M. Le Houdier, ayant vidé ses poches, lui demandait :

— Rien de nouveau ?

Il répondit, presque orgueilleux de montrer qu’il était honnête :

— Fulgent a versé trois mille sept cent quarante deux francs ; les voici.

M. Le Houdier prit l’argent, le compta comme il l’avait compté lui-même et le pria de lui donner les clés. Philippe les prit dans le tiroir et les lui remit. M. Le Houdier se dirigea vers son coffre-fort, l’ouvrit, y plaça la somme, rangea sur une tablette des papiers qu’il avait posés sur sa table, puis tira de son portefeuille le billet qu’il venait de payer et le présenta à son fils :

— Voici ton billet. Je me suis demandé d’abord si je devais le détruire ou te le remettre. J’ai estimé ensuite que l’une et l’autre étaient une mauvaise solution et que cette pièce devait demeurer ici. Je la mets sous enveloppe ; voici sa place. De mon vivant, elle ne la quittera pas. Après moi, tu seras libre de la brûler. Voici, d’autre part, les dix mille francs que je t’ai promis. Toi absent, je gérerai ma fortune en père soucieux de te laisser quelque bien. Je