Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/100

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idéal — de ce même idéal qu’il avait entrevu comme jeune homme, car la philosophie du « Surhomme » qu’enseigne Zarathustra est, au fond, à peu près identique à la philosophie tragique. Entre ces deux périodes de joyeuse et confiante affirmation s’étend, comme une sorte de dépression séparant deux sommets, une période de négation et de critique à outrance. Nietzsche s’était trop hâté de bâtir et avait dû reconnaître que les matériaux de son édifice n’étaient pas solides. Nous avons vu, comment, au terme de la première étape de sa vie, il avait constaté que le pessimisme de Schopenhauer et l’art décadent de Wagner n’avaient rien à voir avec ses convictions intimes et originales à lui, et compris qu’il lui fallait soumettre à une critique rigoureuse toute la masse de ses idées pour en éliminer impitoyablement les éléments étrangers et parasites qui s’y étaient glissés. Dans la seconde moitié de sa vie, Nietzsche refait, en sens inverse, le chemin qu’il avait parcouru dans la première : après avoir détruit sans merci toutes les fausses valeurs qu’il avait encore reconnues dans ses premières œuvres, il s’élève de nouveau de la négation à l’affirmation et échange la froide et farouche intrépidité du critique contre l’exaltation quasi mystique du prophète[1].

  1. On a souvent distingué dans la vie philosophique de Nietzsche deux périodes : une période positiviste (1876-82) et une période mystique (1882-88). L’opposition entre ces deux périodes ne me paraît pas très heureusement désignée par cette formule ; la première période est surtout une période de négation et de critique pessimiste, la seconde une période d’affirmation enthousiaste ; le contraste entre les deux ne me semble d’ailleurs pas assez absolu pour qu’il soit indispensable de les étudier chacune séparément. — On a parfois prétendu, d’autre part (voir en particulier Mme Lou Andréas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken p. 98 ss.), que, pendant sa période positiviste, Nietzsche avait subi très fortement l’influence de Paul Rée, un psychologue de l’école anglaise, dont il avait fait la connaissance à Bâle en 1874, avec qui il avait passé l’hiver de 1877-78 à Sorrente et dont il admirait beaucoup les ouvrages (Psychologische Beobachtungen, 1875, et Der Ursprung der moralischen