Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/103

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religieux ; puis, perdant la foi en Dieu et en l’immortalité, il se laisse prendre quelque temps aux charmes plus austères de la métaphysique ; celle-ci à son tour cesse bientôt de lui suffire et se réduit peu à peu à n’être plus qu’une croyance esthétique, un culte enthousiaste de l’art. Enfin l’instinct scientifique parle de plus en plus impérieusement et conduit l’homme fait à l’étude exacte de l’histoire et de la nature. C’est dans l’homme de science, dans « l’esprit libre ». affranchi de toute illusion et de tout préjugé que Nietzsche voit pendant quelque temps le plus beau type d’humanité supérieure. L’esprit libre est un « pessimiste intellectuel », et il a besoin d’une santé morale robuste pour ne pas se laisser aller au désespoir et au nihilisme : ce n’est pas impunément, en effet, que l’homme peut déchirer les voiles de l’erreur qui l’enveloppent de toutes parts et contempler face à face la réalité. « Toute la vie humaine est profondément enlisée dans l’erreur ; l’individu ne peut la sortir de ce puits, sans devenir profondément hostile à tout son passé, sans trouver absurde tous ses motifs d’agir actuels, sans opposer l’ironie et le mépris aux passions qui nous poussent à espérer en l’avenir et en un bonheur futur[1]. » Il peut néanmoins, s’il est courageux et énergique de tempérament, trouver dans sa science même des motifs pour échapper à la désespérance. Le savoir pessimiste le délivre, en effet, des soucis qui rongent le vulgaire ; s’il se désintéresse de presque tout ce qui a du prix pour les autres hommes, il jouit par contre d’autant plus librement du spectacle des choses ; il se plaît à planer, affranchi de toute crainte, au-dessus de l’agitation humaine, au-dessus des coutumes, des préjugés et des lois ; il vit uniquement pour mieux connaître, et sa plus haute récompense, est de comprendre, en lui et hors de lui, les lois nécessaires de l’évolution universelle,

  1. W. II, 52.