Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/117

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la morale de l’esclave, du faible, du vaincu. Si le sentiment qui domine chez les maîtres est l’orgueil, la joie de vivre, le faible aura inversement une tendance pessimiste à se méfier de la vie et surtout la haine instinctive du puissant qui l’opprime. Il faut bien se rendre compte, en effet, que les races « nobles » ont été pour les races inférieures des ennemis effroyables. Pleins d’égards, et de déférence les uns pour les autres, les maîtres ne connaissent plus aucune loi dès qu’ils se trouvent en présence de l’étranger. Ils se dédommagent sur lui de la contrainte qu’ils exercent sur eux-mêmes dans leurs relations avec leurs égaux. Contre lui tout est permis — la violence, le meurtre, le pillage, la toiture ; contre lui les nobles redeviennent des bêtes de proie, superbes et atroces ; et ils rentrent de leurs sanglantes équipées, joyeux, la conscience à l’aise, persuadés qu’ils ont accompli des exploits glorieux, dignes d’être chantés par les poètes. Aussi sont-ils pour leurs victimes, des monstres odieux et terribles : « Cette audace des races nobles, folle, absurde, soudaine dans ses manifestations, l’inattendu, l’invraisemblable de leurs entreprises…, leur indifférence et leur mépris pour la sécurité, la vie, le bien-être, leur effroyable sérénité d’âme, leur joie profonde dans la destruction, la victoire et la cruauté — tout cela se résuma, pour les victimes de leurs entreprises, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant » — du « Goth » ou du « Vandale » par exemple[1]. » — Ainsi l’homme fort et puissant, le « bon » de la morale de maître devient le « méchant » (böse) de la morale d’esclave. Le « mal », pour le faible, c’est tout ce qui est violent, dur, terrible, tout ce qui inspire la crainte. Le « bien » comprendra inversement toutes ces vertus, méprisées par les maîtres, qui rendent l’existence moins

  1. W. VII, 322 s.