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forte et la plus noble qui ait jamais vécu sous le soleil, et la Judée, la terre du ressentiment et de la haine, la patrie de l’esprit sacerdotal… La Judée a vaincu. La Renaissance arrêtée dans son essor par Luther et le protestantisme ; l’idéal français, aristocratique et classique sombrant, après deux siècles de grandeur, dans la tourmente sanglante de la Révolution ; Napoléon, type unique, surhumain et peut-être inhumain du dominateur, vaincu par la Sainte-Alliance : voilà les étapes successives qui ont conduit à la victoire l’idéal d’esclaves. — Aujourd’hui l’Europe est en pleine décadence : partout apparaissent des symptômes irrécusables d’une diminution de la vitalité. On peut craindre de voir la race humaine cesser de grandir et s’enliser peu à peu dans une ignominieuse médiocrité.

C’est la morale d’esclave, d’abord, qui domine aujourd’hui la conscience moderne sous le nom pompeux de « religion de la souffrance humaine ». Voyons d’un peu plus près la réalité qui se cache sous ce mot.

L’analyse psychologique de la pitié nous révèle d’abord que ce sentiment si fort vanté par les moralistes d’aujourd’hui n’est ni aussi désintéressé ni aussi admirable qu’on veut bien le dire. Il entre en effet dans la pitié une dose assez forte de plaisir très égoïste. Nous faisons aux autres du bien comme nous leur faisons du mal, uniquement pour nous donner le sentiment de notre puissance, pour les soumettre en quelque manière à notre domination. L’homme fort et noble d’instincts cherche son égal pour lutter avec lui, pour lui faire courber par la force le front devant sa puissance ; il méprise par contre les proies trop faciles et écarte dédaigneusement de lui ceux qu’il ne trouve pas dignes d’être ses adversaires. Le faible, au contraire, se contentera de proies médiocres et de triomphes aisés ; or un malade, un malheureux n’est pas bien redoutable ; de plus l’homme accepte toujours plus volontiers un bienfait qu’une douleur : le miséricordieux