Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/132

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fuit la souffrance pour lui, mais il ne supporte même plus l’idée de la souffrance chez les autres ; bien plus, il n’ose même plus faire souffrir au nom de la justice — ceci, bien entendu, uniquement par faiblesse de caractère et non point du tout par magnanimité ou dédain généreux du tort causé. Le miséricordieux étend sa pitié jusque sur les criminels et sur les malfaiteurs. « Il vient un moment, dans la vie des peuples, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punir lui paraît contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir !… punir est si pénible[1] » — L’idéal vers lequel tend la bête de troupeau c’est une petite part de bonheur assuré pour chacun avec un minimum de souffrance ; la douleur est considérée comme « quelque chose qu’on doit abolir[2] ». Or Nietzsche — et c’est peut-être là un des plus beaux côtés de sa doctrine — est persuadé que la lâcheté, la peur de la souffrance est une des choses les plus méprisables au monde. La souffrance est en effet la grande éducatrice de l’humanité, c’est elle qui lui a conféré ses plus beaux titres de noblesse : « Vous voudriez si possible — et ce « si possible » est la plus insigne folie — abolir la souffrance. Et nous ? — nous voulons, semble-t-il, la vie plus dure, plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été ! Le bien-être tel que vous le comprenez — mais ce n’est pas un but, c’est, pour nous une fin ; — un état qui ferait aussitôt de l’homme un objet de risée et de mépris, qui rendrait sa disparition souhai-

  1. W. VII. 134.
  2. W. VII, 64.