Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/163

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souffrances, c’en est fait de lui : il est vaincu. Et il a besoin de toute son énergie pour ne pas succomber à la tentation. Tandis qu’il parcourt son domaine à la recherche des désespérés qui l’appellent, il pénètre dans un lieu désolé comme le royaume de la mort. « Là se dressaient des pointes de rochers noirs et rouges ; pas une herbe, pas un astre, pas un chant d’oiseaux. C’était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes de proie ; seuls des serpents horribles, gros et verts, y venaient, quand ils devenaient vieux, pour y mourir. C’est pourquoi les pâtres nommaient cette vallée : la Mort-des-Serpents. » Dans ce lieu funèbre, il aperçoit soudain, vautrée au bord du chemin, une forme innommable, hideuse, à peine humaine. Et au moment où, rougissant de honte d’avoir vu de ses yeux le spectacle d’une telle monstruosité, il se dispose à quitter au plus vite ce lieu maudit, une voix s’élève vers lui, semblable au hoquet d’un agonisant, ou à l’eau qui gargouille la nuit dans une conduite bouchée : « Zarathustra ! Zarathustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Qu’est-ce que la vengeance contre le témoin ?… Dis-moi donc qui je suis ! » — Et soudain accablé par une immense pitié, Zarathustra s’affaisse, tel un chêne qui a longtemps résisté à la cognée des bûcherons et qui tout d’un coup s’écroule lourdement, effrayant par sa chute ceux-là mêmes qui voulaient l’abattre. — Mais bientôt il se relève et sa figure s’empreint de dureté :

« Je te reconnais, dit-il d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu ! Laisse-moi passer mon chemin.

Tu n’as pas supporté celui qui te voyait, qui te voyait constamment, dans toute ton horreur, toi le plus hideux des hommes ! Et tu as tiré vengeance de ce témoin[1]. »

Zarathustra est sorti vainqueur de l’épreuve où Dieu a péri. Le Dieu d’amour est mort, étouffé par la pitié, pour

  1. W. VI, 384.