Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/166

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donc en sorte de mettre fin à une vie qui n’est que souffrance ! Et que votre loi morale soit : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’évader spontanément de la vie[1] ! » Il ne faut pas que la terre devienne un lazareth peuplé de malades et de découragés, où l’homme sain périsse de dégoût et de pitié. Pour épargner aux générations futures le spectacle déprimant de la misère et de la laideur, laissons mourir ce qui est mûr pour la mort, ayons le courage de ne pas retenir ceux qui tombent mais de les pousser encore pour qu’ils tombent plus vite. Le sage doit donc savoir supporter la vue de la souffrance d’autrui ; bien plus, il doit faire souffrir sans se laisser dominer par la pitié, tout comme le chirurgien manie d’une main ferme et sûre son bistouri sans se laisser troubler par l’idée des tortures où se débat le patient. C’est là ce qui demande le plus de véritable grandeur d’âme. « Qui atteindra quelque chose de grand, dit Nietzsche, s’il ne se sent pas la force et la volonté d’infliger de grandes souffrances ? Savoir souffrir est peu de chose : de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres en cet art. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse intime et du doute troublant quand on inflige une grande douleur et qu’on entend le cri de cette douleur — voilà qui est grand, voilà qui est une condition de toute grandeur[2]. »

Enfin le sage doit montrer, dans toutes les aventures de la vie, la sérénité du beau joueur, l’innocence joyeuse de l’enfant qui s’amuse, la grâce souriante du danseur. Dans la parabole des Trois métamorphoses de l’Esprit, Zarathustra enseigne que l’âme humaine doit d’abord être semblable au chameau qui se charge docilement des fardeaux les plus lourds : elle endure patiemment les pires épreuves, elle se soumet volontairement aux plus rudes

  1. W. VI, 64.
  2. W. V. 245 s.