Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/167

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disciplines pour amasser un lourd bagage d’expérience. Ensuite elle doit se faire semblable au lion qui dit « Je veux » et terrasse sous sa griffe quiconque menace sa liberté ; elle doit vaincre le grand dragon de la Loi qui, sur chacune de ses écailles d’or, porte écrit en lettres flamboyantes « Tu dois », et s’affranchir violemment du joug de l’idéal, du vrai, du bien, qui lui semblait jadis si doux à porter. Enfin, pour devenir féconde et créer des valeurs nouvelles après avoir détruit les valeurs anciennes, il faut qu’elle devienne semblable à l’enfant qui joue : « L’enfant est innocence et oubli, il est un recommencement, un jeu, une roue qui tourne d’elle-même, une première impulsion, un « oui » sacré »[1]. Ainsi l’âme humaine qui veut s’élever aux plus hauts sommets de la sagesse doit apprendre à jouer, à s’ébattre joyeusement en toute innocence. Elle doit se faire légère et insouciante, vaincre le démon de la pesanteur sous toutes ses formes, renoncer au pessimisme et à la mélancolie, aux allures solennelles, aux attitudes tragiques, au sérieux renfrogné, à la raideur intransigeante : « Malheur à ceux qui rient ! » disait l’ancienne Loi ; or, c’est là, selon Zarathustra, le pire des blasphèmes. Le sage doit au contraire apprendre le rire divin : il doit s’approcher de son but, non point à pas lents et comme à regret, mais en « dansant » et en « volant ». C’est en sachant rire qu’il pourra se consoler de ses échecs, en sachant danser et voler qu’il franchira joyeusement, semblable aux tourbillons du vent d’orage, les noirs marais de la mélancolie. Il faut que l’homme apprenne à « danser par delà lui-même », à « rire par delà lui-même » ; en d’autres termes à s’élever au-dessus de lui-même, à se dépasser lui-même sur les ailes du rire et de la danse. C’est là le conseil suprême de la sagesse de Zarathustra.

  1. W. VI, 35.