Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/97

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l’objectivité du savant qui examine un « sujet » curieux. Habitué depuis longtemps à considérer une philosophie non comme un ensemble de vérités abstraites et impersonnelles mais comme l’expression d’un tempérament, d’une personnalité, il devait tout naturellement envisager avec un intérêt tout particulier le problème de l’influence de la santé ou de la maladie sur la pensée d’un philosophe. Si le corps, si notre « grande raison » souffre, il est hors de doute que notre « petite raison » doit éprouver le contre-coup de cette souffrance. On peut, dès lors, considérer les diverses doctrines philosophiques non plus du tout au point de vue de la somme de vérité objective qu’elles contiennent, mais simplement comme des symptômes pathologiques ; on peut se demander si telle ou telle théorie, si telle ou telle croyance est un indice de santé ou au contraire de dégénérescence chez celui qui la professe. Or un penseur se trouvera, pour résoudre ce problème, dans des conditions d’autant plus favorables qu’il aura connu par expérience des états de santé plus variables, et, par suite, « vécu » en quelque sorte un plus grand nombre de philosophies. Nietzsche observa donc avec une curiosité scientifique qui, dans son cas, ne manque pas d’une certaine grandeur, comment la maladie agissait sur ses idées, de quelle manière la souffrance physique se répercutait dans sa pensée.

Il remarqua d’abord que la douleur le rendait plus défiant à l’égard de la vie, plus réfractaire à toutes les illusions consolantes ou décoratives dont se contentent volontiers ceux pour qui l’existence est clémente. « Je doute, dit-il, que la souffrance rende a meilleur » ; — mais je sais qu’elle nous rend plus profonds[1]. » Pour résister à des tourments physiques prolongés, il faut que

  1. W. V, 8 s.