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THUCYDIDE, LIV. III.

Chap. 44. » Quant à moi, je ne suis monté à la tribune, ni pour contredire, ni pour décrier personne au sujet des Mityléniens. Ce n’est pas sur leurs délits que nous avons à délibérer, si nous raisonnons juste ; mais sur le meilleur parti à prendre à leur égard. Si je démontre que les Mityléniens sont très coupables, je n’en conclurai pas qu’il faille leur donner la mort, si nous ne devons retirer aucun fruit de tant de rigueur ; et s’ils pouvaient être dignes de quelque démence, je ne dirais pas qu’il fallût leur pardonner, à moins que ce parti ne dût être avantageux à l’état. Je crois que c’est sur l’avenir que nous avons à délibérer, bien plus que sur le présent. À entendre Cléon, il nous sera utile à l’avenir de présenter la mort comme punition répressive de toute révolte ; pour moi, partant de ce même point sur lequel mon adversaire a fondé son opinion, je prétends en consultant nos intérêts futurs devoir établi la proposition contraire, et je demande que vous ne rejetiez pas d’utiles réflexions, séduits par les grands principes mis en avant par Cléon. Ce qu’il vous a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mityléniens et avec une justice trop rigoureuse, pourrait vous entraîner : mais ici nous n’avons pas une question de droit à discuter ; nous ne plaidons pas contre les Mityléniens, nous délibérons sur les moyens de nous les rendre utiles à l’avenir.

Chap. 45. » Dans les républiques, il y a peine de mort contre quantité de délits qui, loin d’égaler celui des Mityléniens sont beaucoup moins graves. Cependant emporté par l’espérance, on s’expose au danger, et personne encore ne l’a osé avec la conviction de ne pas réussir dans son criminel projet. Quelle ville s’est jamais révoltée, se croyant hors d’état de soutenir sa révolte, soit avec ses propres forces, soit avec des forces étrangères ! Il est dans la nature des hommes de commettre des fautes dans leur vie, soit privée, soit publique, et jamais les lois n’opposeront que d’impuissantes barrières. En effet, on a parcouru tous les degrés des peines, que toujours on aggravait pour essayer de se mettre à l’abri des malfaiteurs. Vraisemblablement des peines trop douces furent établies, dans le principe, même contre les plus grands crimes : avec le temps elles cessèrent d’effrayer. Elles furent insensiblement portées jusqu’à la mort, que l’on brava aussi. Il faut donc imaginer un moyen de terreur plus efficace, ou reconnaître que la peine capitale n’est plus qu’un vain épouvantail [auquel on doit renoncer].

» La pauvreté, que le besoin rend audacieuse ; le pouvoir, dont l’enivrement inspire une cupidité et une ambition sans bornes ; les autres situations de la vie, où, jouet de ses passions, l’homme est comprimé par une puissance irrésistible, voilà ce qui nous précipite dans les dangers. Le désir et l’espérance se mêlent à tout. Le désir précède ; à sa suite marche l’espérance. L’un projette, l’autre se flatte du succès, et tous deux nous entraînent à notre perte. L’ardeur avec laquelle on poursuit des biens qu’on ne voit pas, l’emporte sur la crainte qu’inspirent des maux qu’on voit ; et la fortune se joint à tout le reste pour rendre les hommes entreprenans. Quelquefois elle apparaît inopinément à nos côtés, et, avec des ressources trop faibles, engage à se hasarder. Des républiques surtout la suivent avec d’autant plus d’ardeur, qu’il y va pour elles des plus grands intérêts, de la liberté ou de l’empire, et que, d’ailleurs, chaque citoyen, s’identifiant avec la communauté tout entière, conçoit follement la plus haute idée de lui-même. En un mot, un insensé seul se