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THUCYDIDE, LIV. III.

persuadera que la force des lois, ou tout autre frein, peut contenir la nature humaine, fortement emportée vers un objet quelconque.

Chap. 46. » Il ne faut donc pas, regardant la peine de mort comme une garantie suffisante, prendre une résolution désastreuse, ni montrer aux villes révoltées que désormais toute voie au repentir leur est fermée, et qu’un prompt retour ne saurait expier leur égarement. Considérez que maintenant une ville rebelle, convaincue de sa faiblesse, pourrait entrer en composition, capable encore de payer les frais de la guerre, et d’acquitter à l’avenir le tribut accoutumé ; mais, dans le système qu’on défend, quelle ville désormais ne combinera pas mieux ses préparatifs que Mitylène, et ne soutiendra pas le siége jusqu’à la dernière extrémité, si le même sort est réservé à une prompte soumission et à une résistance opiniâtre ? Dès-lors, quel préjudice pour nous d’épuiser nos trésors devant une ville qui ne capitulera pas, et, si nous la forçons, de ne la prendre que ruinée, et de nous voir privés pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre ! Car ce sont ces tributs qui font notre force contre l’ennemi. Loin donc de nous punir nous-mêmes, en jugeant les coupables d’après les principes d’une justice rigoureuse, voyons plutôt comment, après leur avoir imposé des peines modérées, nous pourrons par la suite féconder nos ressources, nous ménager les contributions des villes opulentes, et nous assurer de leur fidélité, non en leur présentant des lois hostiles, mais en éclairant leurs démarches. Nous éloignant aujourd’hui de ces principes, si nous soumettons une ville libre, qui, n’obéissant que par force, a dû naturellement tenter de secouer le joug, nous croyons devoir déployer contre elle la rigueur des supplices. Gardons-nous de châtier sévèrement des hommes libres qui se soulèvent : observons-les, prévenons jusqu’à la pensée même de la défection, et, contraints de les soumettre, ne leur faisons pas un si grand crime de leurs torts envers nous.

Chap. 47. » Pour vous, considérez quelle faute vous commettriez sous ce point de vue, si vous suiviez le conseil de Cléon. Maintenant, en effet, dans toutes les villes, la classe du peuple, bien intentionnée pour vous, reste étrangère à la rébellion des grands ; ou si on la contraint d’y prendre part, bientôt elle devient leur ennemie : aussi lorsque vous marchez contre une ville rebelle, vous avez pour vous la multitude. Mais si vous exterminez le peuple de Mitylène, qui n’a point trempé dans la conjuration, et qui n’a pas eu plutôt des armes, que, de son propre mouvement, il vous a livré la place, d’abord vous serez injustes en donnant la mort à vos bienfaiteurs ; ensuite vous ferez en faveur des hommes puissans ce qu’ils désirent le plus : car dès qu’ils soulèveront des républiques, ils auront le peuple dans leur parti, parce que vous lui aurez appris d’avance que la même condamnation doit envelopper l’innocent et le coupable. Quand même le peuple serait criminel, il faudrait encore dissimuler, pour ne pas tourner contre vous la seule classe d’hommes qui soit votre alliée naturelle. Je pense que, dans l’intérêt de votre domination, il vaut mieux renoncer volontairement au droit de punir, que de faire périr, même justement, ceux qu’une sage politique vous commande d’épargner. Cet accord entre votre justice et votre intérêt, que Cléon prétend établir, est une véritable chimère.

Chap. 48. » Reconnaissez donc que je vous donne le meilleur avis. Sans trop accorder à la pitié ou à l’indulgence, que, selon moi-même, vous ne devez

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