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XÉNOPHON, LIV. II.

sans ponts. Mais on en fit à la hâte, soit avec les palmiers tombés d’eux-mêmes, soit avec ceux qu’on coupa. C’était alors qu’on pouvait voir quel général était Cléarque. De sa main gauche il tenait une pique, dans la droite il avait une canne. Si quelqu’un des Grecs commandés pour ouvrir la route lui paraissait montrer de la paresse, il le tirait de sa place et y substituait un travailleur plus actif. Lui-même, entrant dans la boue, mettait la main à l’ouvrage, en sorte que tous les pionniers auraient rougi d’y montrer moins d’ardeur que lui. Il n’avait commandé pour cette corvée que les Grecs au-dessous de trente ans. Des soldats plus âgés y concoururent volontairement dès qu’ils virent le zèle de Cléarque. Ce général se hâtait d’autant plus, qu’il soupçonnait qu’en cette saison les fossés n’étaient pas toujours aussi pleins d’eau, car ce n’était pas le temps d’arroser la plaine. Il présumait que le roi y avait fait lâcher des eaux pour montrer aux Grecs que beaucoup d’obstacles s’opposeraient à leur marche.

On arriva aux villages où les guides avaient indiqué qu’on pourrait prendre des vivres. On y trouva beaucoup de blé, du vin de palmier et une boisson acide tirée de ces arbres, qui avait fermenté et bouilli. On servait aux domestiques des dattes pareilles à celles que nous voyons en Grèce, et il n’en paraissait à la table des maîtres que de choisies et d’étonnantes pour leur beauté et leur grosseur. Leur couleur ne différait point de celle de l’ambre jaune. On en mettait quelques-unes à part pour les faire sécher, et on les servait au dessert. C’était un mets délicieux pour la fin du repas ; mais il occasionnait des maux de tête. Ce fut là encore que pour la première fois nos soldats mangèrent du chou palmiste. La plupart admiraient sa forme et le goût agréable qui lui est particulier ; mais il causait aussi des maux de tête violens. Le palmier séchait en entier dès qu’on avait enlevé le sommet de sa tige. On séjourna trois jours en cet endroit. Tissapherne et le frère de la reine, avec trois autres Perses, vinrent de la part du roi, suivis d’un grand nombre d’esclaves. Les généraux grecs étant allés au-devant d’eux, Tissapherne leur dit d’abord, par la bouche de son interprète :

« Grecs, j’habite dans le voisinage de la Grèce, et depuis que je vous ai vus tomber dans un abîme de malheurs dont vous ne pouvez vous retirer, j’ai regardé comme un honneur pour moi d’obtenir du roi, si je le pouvais, qu’il me permît de vous ramener dans votre patrie. Car je pense m’assurer par-là des droits, non seulement à votre reconnaissance, mais à celle de toute la Grèce. D’après cette opinion, j’ai supplié le roi, je lui ai représenté qu’il était juste qu’il m’accordât une grâce. Je lui ai rappelé que c’était moi qui lui avais donné le premier avis de la marche de Cyrus, qu’en lui apportant cette nouvelle, je lui avais amené du secours, que de tout ce qu’on vous avait opposé le jour de la bataille, j’étais le seul qui n’eusse pas pris la fuite ; que j’avais percé et l’avais rejoint à votre camp lorsqu’il s’y porta après la mort de son frère ; qu’enfin avec ces troupes qui m’escortent et qui lui sont le plus affectionnées j’avais poursuivi l’armée barbare de Cyrus. Artaxerxès m’a promis de peser ces raisons. Il m’a ordonné de venir vous trouver et de vous demander pourquoi vous lui aviez fait la guerre. Je vous conseille de rendre une réponse modérée, afin qu’il me soit plus aisé d’obtenir pour vous du roi un traitement favorable, si cependant j’y puis réussir. »