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XÉNOPHON, LIV. V.

pirogues. Chacune était faite d’un seul tronc d’arbre, et portait trois hommes, dont deux descendirent à terre et y posèrent leurs armes en ordre, laissant le troisième dans la pirogue ; ces pirogues s’en retournèrent conduites ainsi par un seul matelot. Voici comment se formèrent ceux qui avaient débarqué : ils se mirent sur plusieurs files ; l’une vis-à-vis de l’autre, et chacune de cent hommes à-peu-près, comme fait le chœur sur le théâtre ; ils portaient tous des boucliers à la perse, couverts de cuirs de bœufs blancs, garnis de leur poil, et de la forme d’une feuille de lierre. Ils tenaient de l’autre main un javelot long d’environ six coudées, qui était armé à un bout d’une pointe de fer, et finissait, du côté de la poignée, en boule travaillée dans le bois même. Leurs tuniques leur descendaient jusqu’aux genoux ; elles étaient d’une toile épaisse comme des couvertures de lit ; leurs têtes étaient couvertes de casques de cuir, semblables à ceux des Paphlagoniens, mais sur le milieu desquels une tresse de crin s’élevait en spirale, ce qui leur donnait assez l’apparence d’une tiare ; ils étaient aussi armés de haches de fer. Un d’entre eux préluda ; tous aussitôt se mirent à chanter, et, marchant en cadence, passèrent à travers les rangs et les armes des Grecs, puis s’avancèrent aussitôt contre l’ennemi et vers le poste qui paraissait le plus facile à attaquer. C’était un lieu en avant de la ville qu’ils nommaient leur métropole. Dans cette ville était la principale forteresse des Mosynéciens, cause originaire de cette guerre ; car ceux qui l’occupaient semblaient être maîtres de tout le pays des Mosynéciens. Les alliés des Grecs prétendaient que le parti contraire n’en était pas le juste possesseur : qu’elle devait leur appartenir en commun ; que leurs adversaires s’en étaient emparés, et, par cette invasion, avaient pris sur eux un grand ascendant.

Quelques Grecs les suivirent sans que les généraux leur en eussent donné l’ordre, mais attirés par l’espoir du pillage. L’ennemi les laissa avancer assez long-temps et ne se montra point ; enfin les voyant près du poste, il fait une sortie, met en fuite les assaillans, tue beaucoup de Barbares et quelques-uns des Grecs qui les avaient accompagnés. Il poursuivit même les fuyards jusqu’à ce qu’il découvrît l’armée grecque qui marchait à leur secours : alors il se détourna et commença sa retraite. Les vainqueurs coupèrent les têtes des morts et les montrèrent aux Mosynéciens leurs ennemis, et aux Grecs ; ils dansaient en même temps et chantaient des airs de leur pays. Les Grecs s’affligèrent beaucoup d’avoir enhardi l’ennemi, et d’avoir vu fuir, avec les Barbares, une grande quantité de leurs compatriotes, qui ne s’étaient jamais conduits aussi lâchement depuis le commencement de l’expédition. Xénophon les convoqua tous, et leur dit : « Soldats, que ce qui s’est passé ne vous décourage point ; vous en retirez un avantage plus grand que le mal que vous avez souffert. D’abord vous avez appris que les Mosynéciens qui nous servent de guides sont bien réellement en guerre avec ceux qui nous ont forcés à les traiter en ennemis ; de plus, les Grecs, qui ne se sont pas souciés de rester dans nos rangs, et qui ont cru qu’avec des Barbares ils auraient les mêmes succès qu’avec leurs compatriotes, viennent d’en être punis, et ne s’aviseront plus de s’écarter de notre armée. Il faut vous préparer maintenant à montrer à vos alliés que vous valez mieux qu’eux, et, à vos ennemis, qu’ils n’ont plus à combattre des soldats épars, mais de tout autres hommes. »