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XÉNOPHON, LIV. V.

Je sais qu’en vous proposant de vous embarquer, je constitue ma patrie en beaucoup plus de frais et d’embarras ; car ce sera à nous à vous fournir des bâtimens, au lieu que si vous alliez par terre, ce serait à vous-mêmes à vous ouvrir une route les armes à la main. Il faut cependant dire ce que je pense et ce que je sais, car je connais par expérience le pays et les forces des Paphlagoniens. On trouve dans leur province et les plus belles plaines et les montagnes les plus élevées. Je sais d’abord par où vous serez contraints d’y entrer : il n’y a point d’autre chemin qu’une gorge dominée des deux côtés par des montagnes élevées ; qu’une poignée d’hommes occupe ces hauteurs, ils sont maîtres du défilé, et tous les humains réunis n’y passeraient pas malgré eux. Je montrerai ce local des Grecs, si vous voulez y envoyer avec moi. On trouve ensuite des plaines ; elles sont défendues par une cavalerie que les Barbares regardent comme meilleure de toute celle d’Artaxerxès : elle n’a point marché au secours de ce monarque, quoiqu’elle en eût reçu l’ordre. Celui qui la commande en est fier et ne se pique pas d’une obéissance si exacte. Supposons que vous vous soyez glissés à travers les montagnes, ou que prévenant les ennemis vous vous en soyez emparés avant eux, que vous ayez défait en bataille rangée dans la plaine leur cavalerie, et leur infanterie qui monte à plus de cent vingt mille hommes, vous arriverez à des fleuves. Le premier est le Thermodon, large de trois plèthres : je présume que vous aurez peine à le passer, ayant en tête des ennemis nombreux et suivis par d’autres qui menaceront votre arrière-garde. Vous trouverez ensuite l’Iris, dont la largeur est la même. Le troisième est l’Halys : celui-là n’a pas moins de deux stades de largeur ; vous ne pourrez le traverser sans bateaux, et qui vous en fournira ? Après l’Halys, si vous le passez, vous arriverez aux bords du Parthénius, qui est aussi peu guéable. Je regarde donc que continuer votre route par terre est un parti, je ne dis pas difficile, mais absolument impossible dans l’exécution. Si vous vous embarquez, vous longerez la côte d’ici à Sinope, et de Sinope à Héraclée ; d’Héraclée vous ne serez plus embarrassés ni pour aller par terre, ni pour continuer votre navigation, si vous l’aimez mieux, car vous trouverez dans cette ville beaucoup de bâtimens. »

Quand Hécatonyme eut parlé en ces termes, les uns soupçonnèrent que ce discours lui avait été inspiré par ses liaisons avec Corylas, car il était hôte de te Barbare ; d’autres jugèrent que l’espoir d’une récompense l’avait engagé à donner ce conseil ; d’autres enfin présumèrent qu’il n’avait ainsi parlé que pour détourner l’armée de traverser le territoire des Sinopéens qui aurait pu souffrir de ce passage. Les Grecs arrêtèrent cependant qu’on irait par mer. Xénophon dit ensuite : « Sinopéens, nos soldats choisissent la route que vous leur conseillez. Voici à quoi ils se sont déterminés : S’il doit se trouver assez de bâtimens pour transporter jusqu’au dernier homme, nous nous embarquerons tous ; mais aucun soldat ne montera à bord s’il faut laisser à terre une partie de l’armée, tandis que le reste mettrait à la voile, car nous sentons que partout où nous serons en force, nous pourrons et sauver nos jours et nous faire fournir des vivres ; mais que si l’ennemi nous trouve une seule fois plus faibles que lui, nous subirons le sort des esclaves. » Hécatonyme et ses compagnons ayant entendu cette ré-