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XÉNOPHON.

ra ; je ne déguiserai rien, quoi qu’il en puisse arriver. — Réponds donc ; n’as-tu jamais fait la guerre à mon aïeul maternel Astyage et aux Mèdes ? — Oui. — Après ta défaite, ne promis-tu pas de lui payer un tribut, de marcher sous ses drapeaux en quelque lieu qu’il te l’ordonnât, et de n’avoir aucune place forte ? — Cela est vrai. Pourquoi donc n’as-tu envoyé ni tribut, ni soldats ? pourquoi as-tu fortifié tes places ? — Je désirais m’affranchir : il me semblait si beau de recouvrer ma liberté, de la transmettre à mes enfans ! — Il est beau, sans doute, de combattre pour échapper à l’esclavage : mais si un homme vaincu dans un combat, ou asservi de toute autre manière, tentait ouvertement de se dérober à ses maîtres, dis-moi toi-même, le récompenserais-tu comme un homme généreux, louable dans sa conduite, ou le punirais-tu comme criminel ? — Je le punirais : il faut bien que je l’avoue, puisque tu me défends de mentir.

» — Réponds donc clairement à chacune de mes questions. Si quelque grand de tes états manquait aux devoirs de sa charge, la lui laisserais-tu, ou le remplacerais-tu par un autre ? — Je le remplacerais. — Si cet homme possédait de grandes richesses, lui permettrais-tu d’en jouir, ou le dépouillerais-tu ? — Je le dépouillerais de tout ce qu’il se trouverait posséder. — Et si tu découvrais qu’il eût quelque intelligence avec tes ennemis, que ferais-tu ? — Je lui ôterais la vie : Eh ! ne vaut-il pas mieux que je meure disant la vérité que convaincu de mensonge ? »

À ces mots, son fils arracha sa tiare de dessus la tête, et déchira ses vêtemens. Les femmes, poussant de grands cris, se meurtrissaient le visage, comme si leur père n’était déjà plus, et qu’elles-mêmes dussent perdre la vie.

Cyrus ayant ordonné qu’on fît silence, poursuivit en ces termes : « Roi d’Arménie, voilà donc tes principes de justice ; eh bien ! que me conseilles-tu ? » Le roi d’Arménie réduit au silence ne savait s’il conseillerait à Cyrus de lui ôter la vie, ou s’il démentirait ce qu’il venait de dire. Tigrane, l’un de ses fils, prenant la parole : « Seigneur, lui dit-il, puisque mon père hésite, me sera-t-il permis de t’indiquer la conduite que tu dois tenir à son égard pour ton propre intérêt ?  » Cyrus, se ressouvenant que lorsqu’ils allaient à la chasse ensemble Tigrane avait toujours près de lui un certain sophiste dont il faisait grand cas, fut curieux d’entendre raisonner ce prince, et l’exhorta franchement à dire sa pensée. « Si tu approuves les projets et les actions de mon père, je te conseille de le prendre pour modèle ; mais si tu juges qu’il ait erré dans ses projets et dans sa conduite, je t’exhorte à ne pas l’imiter. — Tigrane, en pratiquant la justice, je n’imiterai point un coupable. — Cela est vrai. — Ainsi, de ton propre aveu, il faut punir ton père, puisqu’il est juste de punir quiconque agit contre la justice. – Mais, Cyrus, en infligeant une punition, veux-tu qu’elle tourne à ton avantage ou qu’elle nuise à tes intérêts ? — Dans ce dernier cas, je me punirais moi-même. – C’est pourtant ce qui t’arrivera si tu fais périr des hommes qui sont à toi, dans le temps où il t’importe le plus de les conserver. — Eh ! peut-on compter sur des gens convaincus d’infidélité ? — Oui, s’ils deviennent sages ; car, selon moi, sans la sagesse les autres vertus sont inutiles ; à quoi, par exemple, servirait un homme robuste, vaillant, habile à manier un cheval, riche, puissant, si la sagesse lui manquait ; mais, avec cette vertu, tout ami est utile, tout domestique est bon serviteur. — Tu dis donc que dans un même jour ton père, de peu sensé qu’il était, est