Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/649

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XÉNOPHON.

de toutes les passions la crainte est celle qui ébranle le plus fortement nos âmes. Te figures-tu l’état actuel de mon père, qui redoute l’esclavage pour lui, pour la reine, pour moi, pour tous ses enfans ? — Je n’ai pas de peine à croire à cette déchirante situation de son âme ; mais je sais aussi que l’homme insolent dans la prospérité, faible et petit dans les revers, reprend, s’il se relève de sa chute, et son ancienne arrogance et ses premières manœuvres. — Nos fautes, il est vrai, t’autorisent à te défier de nous ; mais ne peux-tu pas construire de nouvelles forteresses, te rendre maître de nos places fortes, t’assurer de notre fidélité par toutes sortes de voies ? Jamais tu ne nous entendras nous plaindre : nous n’oublierons pas que nous nous sommes attiré nos malheurs. Si tu donnes l’Arménie à quelqu’un de tes favoris qui ne t’ait point manqué, et que tu la lui donnes avec des précautions qui annoncent de la défiance, crains que pour prix d’un pareil bienfait il ne te regarde plus comme ami. D’un autre côté, si de peur d’encourir sa haine tu ne lui imposes point un frein qui le retienne dans le devoir, tremble qu’il n’ait bientôt plus besoin que nous d’être ramené à la raison. — En vérité, Tigrane, j’aurais de la répugnance à employer des gens dont je saurais ne devoir les services qu’à la contrainte : il me semble que je supporterais plus facilement les fautes d’un homme qui, avec de bonnes intentions, avec un sincère attachement, seconderait mes vues pour le bien général, que je ne m’accommoderais de l’obéissance forcée, même la plus exacte, d’un ennemi personnel. — Et de qui serais-tu désormais autant chéri que de nous ? — De ceux qui n’ont jamais été mes ennemis, si je fais pour eux ce que tu me presses de faire pour toi et les tiens. — Y a-t-il quelqu’un au monde pour qui tu puisses faire autant que pour mon père ? Et d’abord crois-tu qu’un homme qui ne t’aura point offensé te sache gré de lui laisser la vie ? Si tu ne lui enlèves ni sa femme, ni ses enfans, en sera-t-il aussi reconnaissant que celui qui confesse que tu peux avec justice les arracher d’entre ses bras ? Est-il quelqu’un qui doive être plus affligé que nous de ne pas avoir le royaume d’Arménie ? Celui qui ressentirait le plus de chagrin de s’en voir privé sera donc pénétré, en l’obtenant, de la plus vive reconnaissance. Si tu as à cœur de laisser à ton départ l’Arménie tranquille, comptes-tu y parvenir plus sûrement avec un nouveau gouvernement qu’en laissant subsister l’ancien ? Si tu veux emmener d’ici un corps d’armée, qui sera plus capable de choisir les soldats que celui qui les a souvent employés ? S’il t’arrive d’avoir besoin d’argent, qui pourra mieux t’en procurer que celui qui connaît les ressources de l’état et qui en dispose ? Ô brave Cyrus, prends garde, en nous perdant, de te faire plus de tort à toi-même que mon père n’eût voulu t’en faire. » Ainsi parla Tigrane.

Cyrus l’avait écouté avec un plaisir extrême en voyant l’effet de ses promesses à Cyaxare. Il se rappelait d’avoir dit à ce dernier qu’il comptait lui procurer un allié plus fidèle à l’avenir que par le passé. « Eh bien ! dit-il en adressant de nouveau la parole au roi d’Arménie, si je cède à toutes ces instances, combien me donneras-tu de troupes, quelle somme d’argent me fourniras-tu pour la guerre. — Cyrus, je ne puis répondre avec plus de franchise et de vérité qu’en te découvrant toutes les forces de ce royaume, afin que tu décides ce que tu veux emmener d’hommes et ce que tu nous laisseras pour la défense du pays : je te dirai de même à quoi montent mes finances ; quand tu le sauras, tu pren-