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LA CYROPÉDIE, LIV. III.

dras ce qu’il te plaira, tu laisseras ce que tu jugeras à propos. — Fais ce que tu dis : apprends-moi combien tu as de soldats et en quoi consistent tes richesses. — L’Arménie, répondit le roi, fournit environ huit mille cavaliers et quarante mille fantassins. Mes richesses, évaluées en argent, en y comprenant les trésors que m’a laissés mon père, montent à plus de trois mille talens. — De tes troupes, repartit à l’instant Cyrus, comme tu es en guerre avec les Chaldéens tes voisins, tu ne me donneras que la moitié : à l’égard de tes richesses, au lieu de cinquante talens que tu devais à Cyaxare à titre de tribut, tu en paieras cent à cause de ton infidélité ; mais tu m’en prêteras cent autres, et je te promets, si le ciel seconde mes desseins, ou de te rendre de plus grands services, ou d’acquitter cette somme en nature si je puis. Si je ne le fais pas, on pourra m’accuser d’impuissance, mais non de mauvaise foi. — Au nom des Dieux, Cyrus, ne parle pas ainsi, autrement tu ne ranimeras pas ma confiance. Sois assuré que ce que tu me laisses n’est pas moins à toi que ce que tu emporteras. — Soit, dit Cyrus ; mais que me donneras-tu pour la rançon de ton épouse ? — Tout ce que je possède. — Pour tes enfans ? — Encore tout ce que je possède. — C’est une fois plus que tu n’as réellement. Et toi, Tigrane, que donnerais-tu pour la liberté de ta femme ? (Ce prince nouvellement marié l’aimait éperdument.) — Cyrus, je donnerais jusqu’à ma vie pour la garantir de l’esclavage. — Reprends-la, elle est à toi ; je ne la regarde point comme captive puisque tu n’as jamais abandonné notre parti : et toi, roi d’Arménie, reprends aussi ta femme et tes enfans, sans rançon, afin qu’ils sachent qu’ils n’ont pas cessé d’être libres. Vous souperez avec nous ; vous irez ensuite où il vous plaira. »

Ils restèrent. Le souper fini, lorsqu’on était encore dans la tente, Cyrus dit à Tigrane : « Qu’est devenu cet homme qui chassait avec nous, dont tu faisais tant de cas ? — Eh ! mon père ne l’a-t-il pas fait périr ! — Pour quel crime ? — Sous prétexte qu’il me corrompait. Cependant il avait l’âme si honnête, que près d’expirer il me fit appeler et me dit : « Tigrane, ne témoigne point à ton père aucun ressentiment de ma mort ; c’est par ignorance, non par méchanceté qu’il m’ôte la vie : or, j’estime que les fautes commises par ignorance sont involontaires. » — L’infortuné ! s’écria Cyrus. — Seigneur, répliqua le roi, quand un mari tue celui qu’il surprend dans un commerce criminel avec sa femme, c’est moins pour la détourner du crime que pour punir un ennemi qui lui ravit un cœur que lui seul avait droit de posséder. J’avais conçu de la jalousie contre cet homme, parce qu’il me semblait que mon fils lui rendait plus d’honneur qu’à moi. — Ta faute, dit Cyrus, est un effet de la faiblesse humaine : oublie-la, Tigrane, en faveur de ton père. »

Après s’être ainsi entretenus, et s’être donné tous les témoignages d’une sincère réconciliation, les princes et les princesses d’Arménie montèrent dans leurs chariots, et s’en retournèrent comblés de joie. Arrivés au palais, l’un vantait la sagesse de Cyrus, l’autre sa bravoure, celui-ci son caractère affable, celui-là sa taille et sa beauté ; sur quoi Tigrane s’adressant à sa femme : « Et à toi aussi, te semblait-il beau ? — En vérité, je n’ai point jeté les yeux sur lui. — Sur qui donc ? — Sur celui qui a dit qu’il donnerait sa vie pour que je ne fusse point esclave. » Ce jour étant ainsi heureusement terminé, chacun se livra au sommeil.

Le lendemain, le roi envoya des pré-