Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/686

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
685
LA CYROPÉDIE, LIV. V.

peut, en faisant route, examiner, écouter, parler à propos ; de même, disent les Perses, on doit en mangeant rester maître de son âme et de son appétit. Il n’appartient, selon eux, qu’à des chiens, qu’à des bêtes voraces d’éprouver quelque émotion à la vue du boire et du manger.

Gobryas remarqua aussi qu’ils se faisaient mutuellement de ces questions auxquelles on aime à répondre ; qu’ils s’agaçaient par des plaisanteries dont on s’applaudit ordinairement d’être l’objet ; qu’ils allaient quelque fois jusqu’à la raillerie, mais de manière qu’il n’y entrât ni parole offensante, ni geste incivil, ni aucun signe d’aigreur. Ce qui lui sembla surtout digne d’éloge, fut de voir que les chefs ne prétendaient pas à une portion de vivres plus considérable que le simple soldat qui partageait avec eux les mêmes dangers ; qu’ils ne croyaient faire un bon repas que lorsqu’ils échauffaient le courage de leurs compagnons d’armes. Aussi Gobryas, se levant pour s’en retourner, dit à Cyrus : « Je ne suis plus surpris, Cyrus, qu’avec tout notre or, nos vases précieux, nos vêtemens, nous valions moins que vous. Nous mettons, nous, tous nos soins à les amasser ; vous ne travaillez, vous et vos Perses, qu’à vous rendre meilleurs. — À demain, Gobryas, reprit Cyrus ; viens nous joindre dès le matin avec tes cavaliers tout armés : j’examinerai l’état de tes forces ; puis tu dirigeras notre marche à travers ton pays, en nous indiquant ce qui appartient à nos amis, ce qui est à nos ennemis. » Ils allèrent ensuite l’un et l’autre vaquer à leurs préparatifs.

Dès que le jour parut, Gobryas vint avec sa cavalerie, et servit de guide à l’armée. Cyrus, en général habile, ne s’occupait pas tellement du soin de régler la marche, qu’il ne songeât aux moyens d’accroître ses forces en diminuant celles de l’ennemi. Dans cette vue, il appela Gobryas et le prince hyrcanien, qu’il jugeait les plus propres à l’instruire de ce qu’il voulait savoir. « Mes amis, leur dit-il, je pense qu’en délibérant avec de si fidèles alliés sur les opérations de cette guerre je ne puis me tromper : je vois que vous avez d’ailleurs encore plus d’intérêt que moi à faire que le roi d’Assyrie n’ait pas l’avantage. Déçu dans mes espérances, je me tournerais d’un autre côté ; mais vous, si ce prince était vainqueur, vous verriez toutes vos possessions passer en des mains étrangères. Ce n’est point par haine contre moi qu’il est devenu mon ennemi ; il croit seulement qu’il lui importe que nous ne devenions pas trop puissans. C’est là le motif de la guerre qu’il nous fait : vous, au contraire, il vous hait parce qu’il croit que vous l’avez offensé. »

Ils répondirent l’un et l’autre à Cyrus qu’il fallait qu’il suivît son plan conformément à ces idées, dont ils sentaient la justesse ; que d’ailleurs ils étaient fort inquiets sur le succès de leur entreprise commune. « Dites-moi, continua Cyrus, si vous êtes les seuls que l’Assyrien regarde comme ses ennemis, ou si vous connaissez quelque autre nation mal disposée à son égard. — Je puis assurer, dit le prince hyrcanien, que les Cadusiens, peuple nombreux et vaillant, le détestent. Il en est de même des Saces nos voisins, qu’il a vexés en mille manières ; car il a tenté de les asservir comme nous. — Vous pensez donc qu’ils s’uniraient volontiers à nous pour l’attaquer ! — Oui, répondirent-ils, et même avec ardeur, s’ils pouvaient nous joindre. — Qui les en empêche ? — Les Assyriens eux-mêmes, dont tu traverses actuellement le pays. — Mais, Gobryas, reprit Cyrus, ne t’ai-je pas entendu parler de l’arrogance extrême du jeune