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LA CYROPÉDIE, LIV. VIII.

venait cette disposition des esprits, sinon de ce qu’il récompensait magnifiquement les plus petits services ?

Il n’est pas étonnant que possédant tant de richesses, il ait été si libéral : mais ce qu’on ne saurait trop admirer, c’est qu’étant sur le trône, il se soit piqué de porter plus loin que ses amis les devoirs et les soins de l’amitié ; jusque là qu’on prétend qu’il ne craignait rien tant que d’être vaincu par eux sur cet article. On raconte qu’il avait coutume de dire que la conduite d’un bon roi ne diffère point de celle d’un bon pasteur ; que comme le pasteur ne tire de profit de ses troupeaux, qu’autant qu’il leur procure l’espèce de bonheur dont ils sont susceptibles, de même le roi n’est bien servi par ses sujets qu’autant qu’il les rend heureux. Sera-t-on surpris qu’avec de pareils sentimens, il ait eu l’ambition de se distinguer entre tous les hommes par la bienfaisance ?

À ce sujets je rapporterai la belle leçon qu’il fit un jour à Crésus. Ce prince, dit-on, lui représentait qu’à force de donner il deviendrait pauvre, tandis qu’il pouvait entasser dans son palais plus de richesses qu’aucun homme en eût jamais possédé. « Combien d’or, lui demanda Cyrus, crois-tu que j’aurais aujourd’hui, si, conformément à ton conseil, je l’avais accumulé depuis que je règne ? » Crésus fixa une très grosse somme. « Eh bien, répartit Cyrus, envoie avec Hystaspe que voici, un homme qui ait ta confiance : toi Hystaspe, vas trouver mes amis ; apprends-leur que j’ai besoin d’argent pour une affaire (j’en ai effectivement besoin) ; dis à chacun d’eux de m’en fournir le plus qu’il pourra, et d’en donner l’état, signé et cacheté, à l’envoyé de Crésus, qui me l’apportera. » Il écrivit des lettres qui contenaient ce qu’il venait de dire, les munit de son sceau, et chargea Hystaspe de les porter : par ces mêmes lettres, il demandait que l’on reçût comme un de ses amis celui qui les leur remettrait. Hystaspe étant de retour avec l’envoyé de Crésus, qui apportait les réponses : « Seigneur, dit-il à Cyrus, tu peux désormais me compter parmi tes plus riches sujets ; tes lettres m’ont valu des présens innombrables. — Voilà donc déjà, dit le prince à Crésus, un fonds sur lequel je puis compter : mais, ajouta-t-il, considère ce qui m’est offert par mes amis, et calcule à quoi montent les sommes dont je pourrais disposer en cas de besoin. » Crésus, en ayant fait le calcul sur les états, trouva, dit-on qu’elles excédaient de beaucoup celles que, selon lui, Cyrus aurait pu amasser s’il eût été moins libéral. « Tu vois, reprit Cyrus, que je ne suis pas si pauvre que tu pensais : et tu voudrais que pour grossir mon trésor, je m’exposasse à l’envie, à la haine publique, et que je payasse des gens pour le garder ? Crésus, les amis que j’enrichis, voilà mes trésors, ils sont, pour ma personne et pour mes biens, une garde plus sûre que ne seraient des mercenaires. Je ferai cependant un aveu ; c’est que loin de pouvoir surmonter cette passion des richesses que les Dieux ont mise dans nos âmes en nous faisant tous pauvres, j’en suis au contraire aussi avide que les autres hommes : mais je crois différer d’eux. Quand ils ont plus d’argent qu’il ne leur en faut pour leurs besoins, ou ils l’enfouissent, ou ils le laissent rouiller, ou ils passent leur temps à le compter, à le mesurer, à le peser, à le remuer, à le contempler : cependant, avec tout cet argent dans leurs coffres, ils ne prennent pas plus d’alimens que leur estomac n’en peut contenir, autrement ils créveraient ; ils ne se couvrent pas