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LA CYROPÉDIE, LIV. VIII.

mes troupeaux : en sorte que mes richesses me causent, à ce qu’il me semble, bien plus de souci que je n’en avais dans le temps de ma médiocrité. — Mais du moins, quand tes biens sont en bon état, la vue de ton opulence te donne un plaisir que je ne puis avoir. — Sache qu’il n’est pas aussi agréable de posséder qu’il est affligeant de perdre ; et tu comprendras que je dis vrai, si tu réfléchis que parmi les riches il n’en est pas un seul que le plaisir de la jouissance contraigne de veiller, tandis que parmi ceux qui ont essuyé des pertes, tu n’en verras pas un que le chagrin n’empêche de dormir. — Soit, répliqua le Sace ; mais aussi tu ne verras personne que le plaisir de recevoir ne tienne éveillé. — J’en conviens ; et j’avoue que s’il était aussi doux de posséder qu’il l’est d’acquérir, les riches seraient sans contredit plus heureux que les pauvres : mais le riche est tenu de faire de grandes dépenses pour le service des Dieux, pour obliger ses amis, pour recevoir ses hôtes ; et quiconque aime l’argent, est fort affligé de le dépenser. — Je ne suis en vérité pas de ces gens-là, reprit le Sace : selon moi, le bonheur de celui qui a beaucoup, consiste à beaucoup dépenser. — Par tous les Dieux, dit Phéraulas, pourquoi ne ferais-tu pas sur-le-champ notre bonheur à tous deux ? Prends tout ce que je possède, uses-en à ton gré ; nourris-moi seulement comme ton hôte, et à moins de frais encore : il me suffira que tu partages avec moi. — Tu plaisantes. — Non, je te le jure, je parle sérieusement : je me charge de plus d’obtenir de Cyrus qu’il te dispense de fréquenter la porte de son palais et d’aller à l’armée. Tu jouiras tranquillement ici des biens que je t’abandonne : j’agis en cela autant pour mon intérêt que pour le tien. Si par mon zèle auprès du prince, je mérite de nouveaux bienfaits, si je fais quelque butin à la guerre, je te l’apporterai pour accroître tes possessions. Délivre-moi seulement de tout cet embarras ; tu me rendras un grand service, et Cyrus t’en saura gré. » L’accord fut conclu entre eux, et aussitôt exécuté. L’un se crut heureux d’être le maître de tant de richesses ; l’autre s’estima plus heureux encore d’avoir un intendant qui lui procurât le loisir de satisfaire ses goûts.

Phéraulas se plaisait surtout dans la société de ses camarades : rien ne lui paraissait plus doux et plus avantageux que de vivre avec ses pareils. Il regardait l’homme comme le plus sensible et le plus reconnaissant des êtres animés. « Qu’un homme, disait-il, sache que vous dites du bien de lui, il parlera de vous avec éloge ; si vous l’obligez, il s’empresse de vous payer de retour ; témoignez-lui de la bienveillance, il en aura pour vous ; il ne peut haïr ceux dont il se voit aimé. Ajoutez qu’entre tous les animaux l’homme se distingue par la piété filiale, par les devoirs qu’il rend à ses parens pendant leur vie et après leur mort. » En un mot, Phéraulas pensait que de tous les êtres vivans, l’homme est le plus reconnaissant et le plus sensible. Ainsi le Perse était ravi de pouvoir, en se déchargeant du soin de ses affaires, se livrer au commerce de ses amis, et le Sace content de posséder de grandes richesses, dont il pouvait disposer à sa volonté. Le Sace aimait Phéraulas, qui apportait toujours : Phéraulas aimait le Sace, qui était toujours prêt à recevoir, et qui malgré le surcroît de soins qu’entraînait l’augmentation de leurs biens, ne troublait point son loisir. C’est ainsi qu’ils vécurent ensemble.

Chap. 4. Les sacrifices achevés, Cyrus voulant célébrer sa victoire par un