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POLYBE, LIV. I.

Regulus et de ceux qui le suivaient dans sa fuite. Les compagnies qui avaient échappé au carnage se retirèrent comme par miracle à Aspis. Pour les Carthaginois, après avoir dépouillé les morts, ils rentrèrent triomphans dans Carthage, traînant après eux le général des Romains et cinq cents prisonniers.

Que l’on fasse de sérieuses réflexions sur cet évènement ; il fournit de belles leçons pour le règlement des mœurs. Le malheur qui arrive ici à Regulus nous apprend que dans le sein même de la prospérité, l’on doit toujours être en guerre contre l’inconstance de la fortune. Il n’y a que quelques jours que ce général dur et impitoyable ne voulait se relâcher sur rien, ni faire aucune grâce à ses ennemis, et aujourd’hui le voilà réduit à implorer leur compassion et leur clémence. On reconnaît ici combien Euripide avait autrefois raison de le dire :

Un bon conseil vaut mieux qu’une pesante armée.

Un seul homme, un seul avis met en déroute une armée courageuse, une armée qui paraissait invincible, pendant qu’il rétablit une république dont la chute semblait certaine, et relève le courage de troupes qui avaient perdu jusqu’au sentiment de leurs défaites. C’est à mes lecteurs de mettre à profit cette petite digression. On s’instruit de ses devoirs, ou par ses propres malheurs, ou par les malheurs d’autrui : le premier moyen est plus efficace, mais l’autre est plus doux. On ne doit prendre celui-là que lorsqu’on y est obligé, parce qu’il expose à trop de peines et à trop de dangers ; au lieu que celui-ci est à rechercher, parce que, sans aucun risque, on apprend quel on doit être. Après cela peut-on ne pas convenir que l’histoire est l’école où il y a le plus à profiter pour les mœurs, puisqu’elle seule nous met à portée, sans inquiétude et sans péril, de juger de ce que nous avons de meilleur à faire.

Après des succès si avantageux, les Carthaginois n’omirent rien pour témoigner leur joie, soit par des actions de grâces rendues solennellement aux dieux, soit par les devoirs d’amitié qu’ils se rendirent les uns aux autres. Mais Xanthippe, qui avait eu tant de part au rétablissement de cette république, n’y fit pas un long séjour après sa victoire. Il eut la prudence de s’en retourner dans sa patrie. Une action si brillante et si extraordinaire, dans un pays étranger, l’eût mis en butte aux traits mordans de l’envie et de la calomnie : au lieu que dans son pays, où l’on a des parens et des amis pour aider à les repousser, ils sont beaucoup moins redoutables. On donne encore une autre raison de la retraite de Xanthippe. Nous aurons ailleurs une occasion plus propre de dire ce que nous en pensons.

Les affaires d’Afrique ayant pris un autre tour que les Romains n’avaient espéré, on pensa tout de bon à Rome à remettre la flotte sur pied, et à tirer de danger le peu de troupes qui s’étaient échappées du carnage. Les Carthaginois, au contraire, pour se soumettre ces troupes-là mêmes, faisaient le siége d’Aspis : mais elles se défendirent avec tant de courage et de valeur qu’ils furent obligés de se retirer. Sur l’avis qu’ils reçurent ensuite que les Romains équipaient une flotte, qui devait encore venir dans l’Afrique, ils radoubèrent leurs anciens vaisseaux, en construisirent de neufs ; et, quand ils en eurent deux cents, ils mirent à la voile pour observer l’arrivée des ennemis.