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POLYBE, LIV. III.

approchât, les Gaulois habitant les rives du Rhône avaient passé plus d’une fois ces montagnes, et venaient tout récemment de les passer pour se joindre aux Gaulois des environs du Pô contre les Romains. Et de plus les Alpes même ne sont-elles pas habitées par un peuple très-nombreux ? C’était là ce qu’il fallait savoir, au lieu de nous faire descendre du ciel je ne sais quel demi-dieu qui veut bien avoir la complaisance de servir de guide aux Carthaginois. Semblables aux poètes tragiques qui, pour avoir choisi des sujets faux et extraordinaires, ont besoin pour la catastrophe de leurs pièces de quelque dieu ou de quelque machine, ces historiens emploient aussi des dieux et des demi-dieux, parce qu’ils se sont d’abord engoués de faits qui n’ont ni vérité ni vraisemblance ; car comment finir raisonnablement des actions dont les commencemens étaient contre la raison ? Quoi qu’en disent ces écrivains, Annibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de prudence. Il s’était informé exactement de la nature et de la situation des lieux où il s’était proposé d’aller ; il savait que les peuples où il devait passer n’attendaient que l’occasion de se révolter contre les Romains ; enfin, pour n’avoir rien à craindre de la difficulté des chemins, il s’y faisait conduire par des gens du pays, qui s’offraient d’autant plus volontiers pour guides, qu’ils avaient les mêmes intérêts et les mêmes espérances. Je parle avec assurance de toutes ces choses, parce que je les ai apprises de témoins contemporains, et que je suis allé moi-même dans les Alpes pour en prendre une exacte connaissance.




CHAPITRE X.


Annibal sur sa route remet sur le trône un petit roi gaulois, et en est récompensé. — Les Allobroges lui tendent des piéges à l’entrée des Alpes. — Il leur échappe, mais avec beaucoup de risque et de perte.


Trois jours après le décampement des Carthaginois, le consul romain arriva à l’endroit où les ennemis avaient traversé le fleuve. Sa surprise fut d’autant plus grande qu’il s’était persuadé que jamais ils n’auraient la hardiesse de prendre cette route pour aller en Italie, tant à cause de la multitude des Barbares dont ces régions sont peuplées, que du peu de fonds qu’on peut faire sur leurs promesses. Comme cependant ils l’avaient fait, il retourna au plus vite à ses vaisseaux, et embarqua son armée. Il envoya son frère en Espagne, et revint par mer en Italie pour arriver aux Alpes par la Tyrrhénie avant Annibal. Celui-ci, après quatre jours de marche, vint près d’un endroit appelé l’Isle, lieu fertile en blés et très-peuplé, et à qui l’on a donné ce nom, parce que le Rhône et l’Isère, coulant des deux côtés, l’entourent et la rétrécissent en pointe à leur confluent. Cette île ressemble assez, et pour la grandeur et pour la forme, au Delta d’Égypte, avec cette différence néanmoins, que la mer et les bouches des fleuves forment un des côtés de ce dernier, et qu’un des côtés du premier est fermé par des montagnes d’une approche et d’une entrée difficiles ; nous pourrions dire même qu’elles sont presque inaccessibles[1].

  1. Le pays qu’on appelait l’Île est décrit par Polybe d’une manière si claire et si précise, qu’il est impossible de se tromper sur sa véritable situation géographique. Cependant l’île des Allobroges n’a pas la forme d’un triangle régulier comme le Delta d’Égypte ; car le Rhône change quatre fois de direction depuis Yenne jusqu’à l’embouchure de l’Isère. Mais du temps de Polybe la géographie était

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