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POLYBE, LIV. VI.

le monde. En cas qu’une explication générale laisse quelque chose à désirer, le détail où nous entrerons ensuite lèvera les doutes qu’on aurait pu former.

Quel est donc le commencement des sociétés civiles, et d’où dirons-nous qu’elles tirent leur origine ? Quand un déluge, une maladie pestilentielle, une famine ou d’autres calamités semblables emportent la plus grande partie des hommes, comme il est déjà arrivé, et comme il arrivera sans doute encore, la ruine des hommes entraîne avec elle celle des usages, des coutumes et des arts. De ceux qui ont échappé à ce naufrage général, comme d’une semence, s’élèvent de nouveaux hommes, qui, faibles naturellement et incapables de se soutenir par eux-mêmes, se réunissent et s’assemblent les uns avec les autres, comme font les autres animaux. Alors, c’est une nécessité que celui qui, en forces corporelles et en hardiesse, surpasse ses semblables, soit à leur tête et les conduise en maître. Et l’on doit reconnaître en cela l’ouvrage de la nature, puisque parmi les autres animaux, qui certainement ne suivent que ces lois, nous voyons que les plus forts dominent sur les autres, comme, par exemple, les taureaux, les sangliers, les coqs et les autres animaux du même caractère, qui remplissent vraiment ces fonctions de chefs. Telle est, selon toutes les apparences, la disposition des hommes dans ces commencemens : ils s’attroupent ensemble et se mettent sous la conduite des plus forts et des plus courageux ; et voilà ce qu’on peut appeler monarchie, lorsque celui qui commande ne mesure son autorité que par ses forces. Quand, par la succession des temps, une éducation commune et un fréquent commerce ont formé des nœuds plus étroits, alors commence à naître la royauté : l’idée de l’honnête et du juste se forme dans l’esprit aussi bien que celle des vices qui leur sont opposés.

Tels sont donc les commencemens d’où sont sorties les républiques et les sociétés humaines. Du penchant naturel qu’ont l’homme et la femme l’un pour l’autre, naissent des enfans. Lorsque ceux-ci sont parvenus à un certain âge, si, sans reconnaissance pour ceux qui les ont élevés, ils ne les secourent point, mais qu’au contraire ils prennent plaisir à les décrier ou à leur faire tort, il est clair que ceux qui seront témoins de ces mauvais traitemens, après l’avoir été des soins, des inquiétudes et des peines que les parens ont prises pour l’éducation de ces enfans, seront indignés de leur ingratitude. Faisant alors usage de leur esprit et de leur raison, qui les distinguent des autres animaux, ils ne demeureront pas indifférens ; ils feront des réflexions sur un traitement si indigne, et en seront d’autant plus choqués que, prévoyant l’avenir, ils craindront le même sort pour eux-mêmes. Qu’un homme secouru par un autre et tiré d’un péril pressant, au lieu de lui rendre la pareille dans l’occasion, entreprenne de lui faire tort, il est constant que ceux qui seront informés de ce mauvais procédé en seront piqués, qu’ils entreront dans le ressentiment de la personne lésée, et qu’ils se croiront exposés à souffrir un jour la même infortune. De là naît, dans l’esprit, une certaine connaissance du devoir. On en approfondit la force et la nécessité, et c’est en cela que consiste le commencement et la fin de la justice.

Pourquoi, au contraire, donne-t-on tant d’applaudissemens à celui qui se jette le premier dans les périls et défend ses semblables contre le choc et