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POLYBE, LIV. IX.

cile à reconnaître sur lui comme sur tous ceux qui ont été à la tête des affaires publiques. Les uns prétendent apprécier les hommes par le succès ou par les événemens, les uns faisant éclater leur caractère dans la puissance et au moment de la domination, les autres ne se voilant que dans l’infortune. Cette maxime ne me paraît pas exactement vraie. Il me semble au contraire que les conseils des amis et mille autres circonstances dans lesquelles l’homme se rencontre, l’obligent à dire et à faire beaucoup de choses contre son penchant naturel. Pour nous en convaincre, rappelons ce qui s’est fait avant nous.

Agathocles, tyran de Sicile, a passé pour le plus cruel des hommes pendant qu’il commençait à établir sa domination : quand il la crut suffisamment affermie, il gouverna ses sujets avec tant de douceur et de bonté, que de ce côté-là personne ne s’est fait une plus belle réputation. Cléomène de Sparte d’excellent roi devint un tyran inhumain ; simple particulier dans la suite, ce fut le plus agréable et le plus poli des hommes. Il n’est cependant pas vraisemblable qu’un homme soit naturellement si contraire à lui-même. Il ne faut donc pas chercher ailleurs que dans le changement des affaires, la cause des contradictions qui se remarquent souvent dans le caractère des grands : d’où je conclus qu’au lieu de tirer des situations où l’homme se trouve quelque secours pour le connaître, ces situations ne servent souvent qu’à nous le cacher et à nous en dérober la connaissance.

Ce ne sont pas seulement les chefs, les potentats, les rois, qui, par le conseil de leurs amis, agissent contre leurs inclinations naturelles ; les états mêmes sont sujets à ces sortes de changemens. Sous le gouvernement d’Aristide et de Périclès, presque rien ne s’ordonne à Athènes qui ne soit sage et modéré ; sous Cléon et Charès, quelle différence ! À Lacédémone, pendant que cette république tenait le premier rang dans la Grèce, tout ce qui se faisait par le roi Cléombrote se faisait par le conseil des alliés ; et on vit tout le contraire sous Agésilas : tant le génie des états change avec les chefs ! Rien de plus injuste que Philippe, quand il suit l’avis de Taurion et de Demetrius ; rien de plus pacifique et de plus doux, quand il se conduit d’après ceux d’Aratus et de Chrysogone.

Il est arrivé quelque chose de semblable à Annibal. Il s’est trouvé dans une infinité de circonstances différentes, et la plupart extraordinaires. Autant d’amis qui le suivaient, autant d’esprits différens ; de sorte que ses exploits d’Italie servent peu à nous le faire connaître. Les conjonctures épineuses dans lesquelles il s’est rencontré, il est facile de s’en instruire ; on les verra dans le cours de cette histoire. Pour les conseils qu’il recevait de ses amis, il est bon d’en dire quelque chose ; un seul, entre autres, fera juger du caractère de ces conseillers.

Lorsque Annibal résolut de passer d’Espagne en Italie avec une armée, il se présenta une difficulté qui parut d’abord insurmontable : pendant une si longue route, à travers un nombre infini de Barbares grossiers et féroces, où prendre des vivres et les autres munitions nécessaires ? Cette difficulté se propose plusieurs fois dans le conseil du général. Enfin Annibal, surnommé Monomaque, dit qu’il ne voyait qu’une seule voie pour entrer en Italie. Le général lui ordonne de s’expliquer ; c’est, reprit Monomaque, d’apprendre aux troupes et de les accoutumer à se nourrir de chair humaine. On convint assez que cet expédient levait tous les obstacles ;

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