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POLYBE, LIV. XV.

sénat et le peuple romain ont donné leur consentement, les Carthaginois manquent à leur parole et nous trompent. Que faire après cela ? Mettez-vous en ma place, et répondez. Faut-il les décharger de ce qu’il y a d’abord de plus rigoureux dans le traité ? Certes, l’expédient serait merveilleux pour leur apprendre à tromper dans la suite ceux qui les auraient obligés. S’ils obtiennent ce qu’ils demandent, direz-vous, ils n’oublieront jamais un si grand bienfait. Mais ce qu’ils nous ont demandé en supplians, ils l’ont obtenu, et cependant, sur la faible espérance que votre retour leur a fait concevoir, ils nous ont d’abord traités en ennemis. En un mot, si aux conditions qui vous ont été imposées, on en ajoutait quelque autre encore plus rigoureuse, en ce cas on pourrait porter une seconde fois notre traité devant le peuple romain ; mais puisqu’au contraire vous retranchez de celles dont on était tombé d’accord, il n’y a plus de rapport à lui en faire. À quoi tend aussi ce discours ? À vous faire entendre qu’il faut que vous vous rendiez, vous et votre patrie, à discrétion, ou qu’une bataille décide en votre faveur. » Ces discours finis, sans rien conclure pour la paix, les deux généraux se séparèrent.

Le lendemain, dès le point du jour, on fit sortir les armées de leurs camps, et on se disposa à combattre, les Carthaginois pour leur propre salut et la conservation de l’Afrique, les Romains pour s’assurer l’empire de l’univers. Qui, en lisant avec réflexion ce que je vais raconter, ne se sentira pénétré de compassion ? Jamais nations plus belliqueuses, jamais chefs plus habiles et plus exercés dans le métier de la guerre n’étaient venus aux mains les uns contre les autres ; jamais la fortune n’avait proposé de plus grand prix aux combattans ; car il ne s’agissait ni de l’Afrique, ni de l’Europe : le vainqueur devait devenir maître de toutes les parties du monde connu, comme il le devint en effet peu après. Voici de quelle manière Scipion rangea ses troupes en bataille. Il mit à la première ligne les hastaires, laissant les intervalles entre les manipules ; à la seconde, les princes, postant leurs manipules non vis-à-vis les vides de la première ligne, comme c’est la coutume chez les Romains, mais les uns derrière les autres avec des intervalles égaux aux fronts, à cause du grand nombre d’éléphans qui étaient dans l’armée ennemie. Les triaires formaient la réserve. Sur l’aile gauche était C. Lélius avec la cavalerie d’Italie, et sur la droite Massinissa avec ses Numides. Il jeta dans les vides de la première ligne des vélites, et leur donna ordre de commencer le combat, de manière pourtant que, s’ils étaient poussés ou ne pouvaient soutenir le choc des éléphans, ils les attirassent dans les intervalles ; là, les plus agiles devaient continuer tout droit leur retraite jusque derrière l’armée, et les autres se retirer à droite et à gauche entre les lignes.

Il courut ensuite dans tous les rangs pour animer en peu de mots ses troupes à bien faire leur devoir dans l’occasion présente : « Qu’ils se souvinssent de leurs premiers exploits et qu’ils soutinssent leur gloire et celle de leur patrie ; qu’ils fissent attention que, s’ils remportaient la victoire, ils ne seraient pas seulement les maîtres de l’Afrique, mais qu’ils assureraient à leur patrie l’empire de tout le reste de l’univers ; que, s’ils étaient vaincus, ceux qui mourraient sur le champ de bataille auraient la