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Centrones, anciens habitans de la Tarentaise, dont le territoire confinait à l’Allobrogie.

Les Centrones voulurent aussi profiter des embarras de l’armée pour lui enlever ses bagages. Annibal approchait de Moustier, leur capitale, lorsque les habitans, cachant un dessein perfide, vinrent à sa rencontre avec des rameaux et des guirlandes en signe de paix. Sans trop se fier à ces apparences, le Général carthaginois accepta des otages, pensant que ces barbares seraient plus circonspects et plus traitables. Mais la vue des beaux chevaux numides et espagnols les avaient tentés.

Ce fut vers la fin du second jour depuis le départ de Moustier, et lorsque l’armée carthaginoise commençait à monter au-dessus des villages de Scèz et de Villar, que les Centrones l’attaquèrent. Polybe nous dépeint cet endroit comme une vallée étroite, d’accès difficile, et bordée de rochers escarpés. Les barbares s’étaient emparés des lieux élevés, et marchaient du même pas que les soldats qui suivaient le pied de la montagne ; ils faisaient rouler des pierres, ou les lançaient à la main. Polybe dit qu’Annibal, pour protéger sa cavalerie et ses bêtes de somme, fut obligé de passer toute la nuit dans le voisinage d’un certain rocher blanc.

Cette désignation si positive de Polybe, fait juger que, du temps de cet historien, le chemin ne traversait pas le torrent de la Recluse, et qu’il montait le long de sa rive gauche. La route actuelle, qui a été faite par les ducs de Savoie, suit la rive droite ; mais on reconnaît les traces de l’autre. Elle passait sur une espèce de plateau dominé par des masses de gypse blanchâtre qui sont situées à l’entrée de la vallée étroite que l’armée franchit pendant la nuit. Annibal s’était placé là avec son infanterie, pour empêcher les Centrones de suivre sa cavalerie et ses bagages.

L’armée arriva au sommet du passage, le neuvième jour depuis l’entrée dans les Alpes. Annibal, qui était resté à son poste jusqu’au matin, pour donner le temps de sortir de ce pas difficile, vint lui-même dans le vallon du Petit Saint-Bernard, vers la fin du jour. Cette partie des montagnes donne une hauteur de onze cent vingt-cinq toises au dessus du niveau de la mer.

Pendant que l’armée se reposait sous les tentes, Annibal observant que ses soldats étaient plongés dans l’abattement, les conduisit au point le plus élevé, d’où il pouvait leur montrer la vallée de la Tuile ; et dans le lointain, sur la même ligne, la grande vallée d’Aost. Il leur dit, pour ranimer leur courage : « voilà les plaines que l’Éridan arrose de ses eaux, ces contrées habitées par des peuples qui nous attendent ; voilà le lieu où Rome même est située. »

Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre ; car non seulement du passage où campait l’armée, mais du grand Saint-Bernard, du Mont-Cenis, ou du Mont-Genèvre, on ne peut voir ni les plaines du Piémont, ni celles de la Lombardie ; il y a partout d’autres montagnes plus avancées. En indiquant les vallées inférieures par lesquelles on allait descendre pour entrer en Italie, ce général ajoutait tout ce qu’il croyait propre à ranimer le cœur du soldat.

Annibal ayant fait lever le camp, commença la descente des Alpes. Il n’y eût point ici de barbares à combattre ; toutefois la neige qui couvrait la cime de ces rochers, et descendait déjà sur les flancs de la montagne, lui firent perdre presque autant de monde que ses autres ennemis. Le chemin étant étroit et rapide, et la neige empêchant de le voir,